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LE RAISIN VERT

vin nouveau, pensait : « Comme je l’aime, mon petit papa ! Comme c’est chic, un homme ! »

Lise avait repris sa place à côté de son amie.

— Dépêche-toi, souffla-t-elle, Marcelle Bopp va nous apprendre une nouvelle figure de tango au vestiaire.

— J’ai fini, dit Cassandre en s’étirant.

Elle descendit à son tour les gradins, embarrassée de sa jupe longue, qui bridait ses jambes de fillette impatiente, mais la jupe longue était, avec le soutien-gorge, une des raisons majeures qu’elle avait d’aimer la vie.

Lise jeta un regard circulaire sur les têtes penchées. Un étourdissement de bonheur la faisait chanceler.

Sa classe… Son clan bien-aimé… On se saluait, le matin, au vestiaire, par la parole des Gaulois : « Nous ne craignons rien, hormis que le ciel ne nous tombe sur la tête. » On chahutait le professeur de couture, jusqu’à ce qu’elle eût prié Cassandre de déclamer un passage de Phèdre ou Solange Dreyfus de réciter le sonnet de Verlaine dont elle s’était fait une spécialité :

Je fais parfois ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime,
Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre et m’aime et me comprend…

On était patriote, égalitaire, révolutionnaire, jeanne-darquiste et bonapartiste. Et l’on n’imaginait pas que la vie pût être rythmée autrement que par les heures de classe, les jeudis, les dimanches et les vacances trimestrielles pendant lesquelles les amies se téléphonaient deux fois par jour ou s’écrivaient tous les soirs des lettres interminables…

— Ah ! Zeus, ah ! Jupiter, je sens, oui, je sens que si je continue à être aussi heureuse, je vais voler en éclats dans un instant.