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VI
le raisin vert

nappe comme pour empêcher qu’on ne lise ses pensées au fond de son assiette. Laurent manie sa cuiller à potage comme une pioche dans de la terre molle. Amédée le fait remarquer tout haut d’une voix forte et nasale et Laurent s’immobilise, le poing crispé autour du manche de sa cuiller, l’œil fou. S’il s’appelait Tarquin, il couperait toutes ces têtes d’imbéciles qui le regardent. Isabelle fait signe à Marthe, la femme de chambre fine et douce, qui enlève l’assiette à potage et délivre adroitement la cuiller. Le Corbiau a rougi à petit feu. Cette marée brûlante se retire avec lenteur, comme elle est venue, laissant les oreilles toutes blanches.

Le baron obèse appuie son poing sur la nappe et, calé sur ce pivot, oriente vers Mme  Durras sa panse et ses trois mentons. Amédée reporte sur lui le feu dur de ses yeux bleus qui tout à l’heure foudroyait Laurent. Et la baronne septuagénaire, squelettique et rousse rassemble d’un effort les pièces de son vieux corps fatigué et dédie tendrement à l’époux — cet enfant ! — un sourire de cheval mort.

Tout à l’heure on allumera les lampes, le chant du jet d’arrosage se taira et chacun rentrera dans sa nuit particulière.