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V


Toute-puissance de l’habitude… En préparant la maison pour recevoir les amis des enfants, Isabelle se surprit à penser, oubliant la mort : « Quelle chance nous avons qu’Amédée ne soit pas là ! »

Puis elle soupira et secoua la tête, car rien n’était plus semblable à ces jours d’autrefois, quand elle profitait d’une absence de son mari pour faire régner la joie et l’abondance.

La joie ni l’abondance n’étaient plus. Dans le pays angoissé par la perspective d’une guerre interminable, il n’y avait de prospérité que pour les fournisseurs de la mort. Le fléau, proliférant comme une monstrueuse cellule du néant, étendait sa prise sur la jeunesse. On appelait les garçons de dix-huit ans sous les drapeaux. Les autres, pour n’être pas encore menacés dans leur vie, n’en étaient-ils pas moins atteints ?

On ne voit pas impunément, à l’âge où le jugement se forme, tant de journaux mentir, tant de femmes tromper l’absent, tant de profiteurs gonfler leur bourse. Témoins des œuvres basses de la guerre, de l’avilissement général qui lui fait cortège, les adolescents buvaient le vin des morts et se glissaient dans la place chaude au lit des veuves, d’où les délogeait parfois la sirène annonçant une attaque de Gothas. Ils apprenaient ainsi, vivant à la fois le drame et l’envers du drame, que si tous les moyens sont bons lorsqu’il s’agit de tuer, tous les moyens sont bons lorsqu’il s’agit de vivre.