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LE RAISIN VERT

Le Corbiau sourit lentement, lui caressa la main et ferma les yeux. Et comme elle paraissait dormir, Isabelle sortit de la chambre sur la pointe des pieds, emportant son souci.

Toutes les flèches d’angoisse qui, si souvent, avaient traversé son esprit, aboutissaient à l’angoisse présente. Ce n’était pas un mal physique qui consumait la frêle substance. Mais ce mal de l’âme, où fallait-il en chercher les sources ? Isabelle songeait aux puissances mystérieuses de l’atavisme, à ces legs spirituels plus redoutables qu’une maladie héréditaire qui se transmettent avec le sang. La mère d’Anne-Marie, cette petite provinciale qui avait fui un jour avec un étranger, abandonnant sans retour mari, enfant. Son père, qu’on appelait « le bon gros » avec tout ce que ces mots comportent et qui s’était laissé mourir sans bruit, le cœur usé, après le drame dont il ne parlait jamais, lui avaient-ils tracé d’avance son destin ?

Ou fallait-il supposer que la force qui tend à défaire et qui avait si longtemps rôdé autour des Durras avait trouvé en elle un otage ? Était-ce encore un effet de la mystérieuse, implacable arithmétique : « Je t’en laisse deux, tu m’en rends une ? » Qui aurait su le dire ?

« Ai-je su la comprendre ? se demandait Isabelle. Ai-je fait tout ce qu’il fallait ? Ne me suis-je pas trompée ? Tout est si dangereux, si difficile. Une intention dévie en cours de route, un acte aboutit à ses fins contraires. J’ai cru pouvoir déchiffrer ces hiéroglyphes que sont des êtres nés de vous, vivant à vos côtés, et je m’aperçois que je n’en ai deviné que quelques signes. J’ai fait pour le mieux. Mais qui pourrait dire si j’ai réussi ? »

Elle doutait, ne sentant plus que l’épuisement de la lutte dont elle ignorait l’issue. Ainsi le combattant, au soir de la bataille, ne sait pas que la victoire est gagnée. Mais comme toute victoire, celle-ci comportait sa rançon.