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LE RAISIN VERT

et le sourire d’extase enfantine et grave que Laurent avait capté dans une minute d’inspiration restait à jamais brisé.

Ainsi de leur joie de tout à l’heure. Ils n’avaient manifesté aucun entrain en apprenant qu’on allait tout de même au bal. Isabelle avait même laissé tomber sur Lise un de ses grands regards gallo-romains qui vous écrasaient sous le poids du mépris :

« Ce n’était pas le moment d’être habile, ma fille. » Et Lise, bouche bée, s’était trouvée incapable de lui expliquer qu’elle n’avait pas cherché à être « habile ». Elle avait senti, simplement, qu’il était impossible qu’on n’allât pas au bal, et elle était allée trouver son père sans savoir comment elle s’y prendrait pour obtenir qu’on y allât. Les choses étaient venues d’elles-mêmes, mais, le plus étonnant, c’était que M. Durras les conduisît lui-même à ce bal. « S’il pouvait donc y prendre goût, se disait Lise. Un homme qui n’aime pas danser, qui n’aime pas travailler, qui n’aime pas réciter des vers… qu’est-ce qu’il aime, alors ? Il doit être très malheureux. » Une compassion étonnée naissait au fond de son cœur. Elle aurait voulu qu’il s’amusât comme eux, que tout le monde fût content. Mais voilà, quand on essayait de les réunir, ils se regardaient tous en chiens de faïence.

Et ces maudits cothurnes par-dessus le marché…

Elle allongea la main le long de son mollet et tira un bon coup sur la tige des cothurnes. Cela leur rendit un peu de fermeté — pas pour longtemps. Mon Dieu ! voici qu’on était arrivé ! Tout le monde allait regarder ses pieds et se moquer d’elle. M. Jasmyn, le professeur de danse, allait-il même accepter une danseuse aussi mal chaussée ? Oh ! pourquoi, pourquoi, avait-elle demandé à son père de les conduire à ce bal ?

Pour se rassurer, elle prit la main du Corbiau, tandis qu’elles foulaient le gravier du jardin, tout jauni et chuchotant de pluie. Cette main était glacée.