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LA MAISON DES BORIES

trop lourd pour elle, Anne-Marie perdue, égarée dans ses propres labyrinthes… Elle n’avait confiance en personne. Les siens, les chers siens, l’aimaient sans la comprendre et croyaient à l’opinion publique. Carl-Stéphane, qui l’avait aimée et comprise comme elle aurait voulu l’être quand elle s’appelait Isabelle Comtat, n’avait su que la charger d’une responsabilité nouvelle. Et Dieu était loin et elle n’avait jamais cru, même dans ses heures de piété, qu’il mesurât le vent à la brebis tondue ni se souciât beaucoup de fournir la pâture aux petits des oiseaux.

Elle songea soudain que si elle était morte, quelqu’un d’autre choisirait les robes de ses petites et les habillerait certainement trop long, avec des étoffes communes et des couleurs qui n’iraient pas à leur teint. À cette idée, une telle souffrance la poignit que son visage se couvrit d’une sueur froide.

Non, non, ils ne pouvaient pas plus subsister sans elle qu’elle n’aurait pu subsister sans eux. L’amour avait soudé leur groupe en un seul être et la moindre amputation devenait mortelle. Eh bien ! elle aurait le courage de les tuer de sa propre main, ses petites lumières, pour les soustraire à la mort lente. Ce serait son dernier don, et leur dernier bonheur. La paix pour les quatre, dans l’éternité.

Demain, elle ferait monter Mlle Estienne, qui allait s’occuper des enfants pendant son absence. Elle lui remettrait l’argent du voyage en lui expliquant qu’elle devrait lui amener immédiatement les enfants au reçu d’un simple télégramme : « Venez. » Et elle saurait bien s’empêcher de mourir tant que les enfants ne seraient pas là. À moins qu’elle ne succombât sous le chloroforme… soit, elle ne se laisserait pas endormir, elle dirait au chirurgien de l’attacher et de ne pas s’inquiéter de ses cris.

Et quand les enfants seraient là…

Isabelle se souleva sur un coude, alluma une bougie