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TROIS PARMI LES AUTRES

sans fond. Puis cela s’apaisait, dans un bien-être divin.

Suzon se représentait la voiture qui devait déjà l’attendre sur la route. Elle imaginait la masse sombre et fuselée de la Bugatti, avec le petit feu rouge à l’arrière, la blancheur confuse de la route, une autre blancheur, toute ramassée et plus nette : le petit fantôme de Siki, dans la voiture, à côté du buste élancé de son jeune maître. (Le bouledogue était de toutes les parties nocturnes : « Notre chaperon, » disait Bertrand.)

Elle imaginait aussi les pays qu’ils allaient traverser. Les villages endormis où ils passaient avec un vrombissement d’obus, la route éclairée qui fonçait sur eux et s’aplatissait sous les roues, la magie du faisceau lumineux qui les précédait, faisant surgir la colonnade infinie des troncs et montant jusqu’aux feuillages où son tissu étincelant se relâchait, s’évanouissait finalement dans une marge d’obscurité. De chaque côté de la route, dans les champs, il y avait des silhouettes immobiles : meules ou arbres, et des silhouettes lentement mouvantes de bêtes au pâturage. L’odeur de l’herbe, l’odeur des foins, l’odeur de paille dans les villages, l’odeur de l’eau qu’on longeait sans la voir…

Bertrand chantait toujours en conduisant. Il possédait un répertoire très étendu de ces chansons anglaises qui tirent toute leur puissance de suggestion du rythme et de la sonorité des mots, physiquement expressifs. Ils arrivaient aux oreilles de Suzon, portés par une voix jeune, comme un langage extraordinairement comique ou tendre. Il y avait surtout Ukulele Lady.