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TROIS PARMI LES AUTRES

les taupinières, peu soucieux d’entretenir la conversation et c’était une chance, car Antoinette, durant des heures, ne disait mot, occupée à ruminer la provende amère et toujours fraîche de sa peine. Elle ne trouvait d’apaisement que lorsqu’elle parvenait à s’oublier devant les transformations de la nature, à coucher son âme convulsée dans l’obscurité odorante du terreau noir.

Parfois elle entendait les aboiements aigus d’un chien courant et reconnaissait l’abbé Graslin dans ce chasseur botté, coiffé de toile beige, qui enjambait à grands pas les chaumes craquants.

L’abbé venait lui dire bonjour par-dessus la haie, tout rafraîchi de vent, la barbe joyeuse, les yeux gais. Il avait de jolis cadavres dans son carnier : des perdrix, des cailles, encore tièdes. Antoinette les prenait dans ses mains, les palpait longtemps, regardait ballotter les petites têtes dont les paupières bleuâtres semblaient cousues l’une à l’autre par un fil jaune. Son cœur battait péniblement. Elle devenait d’une sensiblerie morbide et recherchait les émotions.

S’il lui était possible de trouver un prétexte pour échapper aux promenades en voiture, Antoinette ne pouvait se dérober quand les jeunes gens passaient l’après-midi à Gagny. Elle s’en réjouissait presque, car elle aimait son supplice, et il lui fallait un effort de volonté pour se tenir de temps à autre à l’écart de ces réunions quotidiennes où tout la blessait : la turbulence de Suzanne et de Bertrand, qui poursuivaient leur flirt à grand renfort d’argot, de taquineries puériles et d’histoires polissonnes ; la servilité affectée d’André, dévoré de rancune depuis la scène d’Avallon et