Page:Ratel - Trois parmi les autres, 1946.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
TROIS PARMI LES AUTRES

des bonbons que la petite, de rage, allait jeter dans les cabinets.

En grandissant, elle entrevit une autre voie d’accès à l’amitié d’Antoinette. Elle la consultait sur ses études, lui soumettait ses devoirs, lui demandait avec une charmante expression de déférence et de modestie « si elle la croyait assez âgée pour lire du Maupassant », alors qu’elle avait déjà lu en cachette Bel-Ami et Boule de suif et qu’elle abordait Zola avec les haut-le-cœur d’un collégien qui veut venir à bout de son premier cigare. Antoinette répondait en riant qu’elle n’avait rien d’un directeur d’études, encore moins d’un directeur de conscience et les choses en restaient là.

Alors, l’an dernier, Suzon avait tenté le grand coup. Après la grande fête de famille qui suivit son glorieux baccalauréat, elle avait demandé à Antoinette une entrevue seule à seule — et là, douloureusement, lui avait dévoilé ce qu’elle nommait le drame de sa vie intérieure : Dieu n’existait pas. Telle était la conclusion d’une méditation de plusieurs années, renforcée par l’étude de la philosophie en quatre-vingts leçons. Quant à la croyance au progrès, c’était une autre balançoire : la guerre l’avait suffisamment prouvé.

Désabusée, triste et dépouillée comme un saule émondé qui ne vit plus que par la tête, Suzon demandait à Antoinette laquelle de ces deux voies choisir : ou bien se laisser mourir insensiblement, sans douleur pour ses parents, en refusant toute nourriture — ou bien se vouer à une tâche qui servît l’humanité (quoiqu’elle n’en valût guère la peine, mon Dieu !). Elle pourrait par exemple