Page:Ratel - Trois parmi les autres, 1946.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
28
TROIS PARMI LES AUTRES

livrer à l’immatérielle présence qu’elle porte en elle depuis des années, comme par une maternité à rebours. Elle sait bien que le bonheur qu’on trouve dans le commerce d’une âme ne résiste pas à la seule vue d’un bout d’étoffe qui vêtit le corps aimé.

Pour ne plus entendre le cliquetis que fait en elle le harnachement d’un cheval fantôme, Antoinette prononce un flot de paroles qu’elle entend à peine, comme un acteur qui improvise avec angoisse pour combler le vide d’une entrée manquée :

— Où sont les bagages ? Les voilà. Rien ne manque ? Avez-vous compté vos paquets ? Et ta malle d’élégances, Annonciade ? Trente kilos de robes et de bas de soie. Et on dira encore que les femmes s’habillent pour plaire aux hommes ! Tu vas éblouir les chats-huants ! Vous savez que c’est plein de chouettes, dans le parc. Si elles piaulent la nuit, il ne faudra pas avoir peur.

— Je n’aime pas ces bêtes-là, dit la craintive Annonciade. On prétend que ça porte malheur ?

— Que tu es dinde ! bougonne Suzon en haussant les épaules.

Suzon est maussade et n’essaie pas de le cacher. Elle supporte généralement mal l’aspect d’une place de gare, avec ses cafés et ses petits hôtels, qui évoquent des réveils grelottants, des chocolats tièdes et violacés, des piétinements sourds dans une brume trouée par des lueurs de lanternes. Du moins, il est des pays qui corrigent rapidement cette impression, par l’accueil de leur lumière, la physionomie de leurs maisons ou l’appel du paysage.