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TROIS PARMI LES AUTRES

drôle après tout. Il y a des femmes qui aiment ça. Suzon doit avoir du tempérament. Elle a des yeux… De qui peut-elle tenir ? Je ne crois pas que maman… Est-ce qu’elle a été amoureuse de papa ? C’est extraordinaire, quand on y pense. Papa n’est pas beau. Quand on voit les gens, on ne comprend pas qu’ils puissent être amoureux les uns des autres. Si je suis amoureuse un jour, peut-être que je comprendrai. Mais non, je ne comprendrai rien du tout, on ne réfléchit pas dans ces moments-là. Si c’était comme la musique, au moins… Quand je joue du Chopin, j’ai envie d’être amoureuse de quelqu’un — mais de quelqu’un qui ne soit pas en vrai… J’espère que je serai amoureuse de mon mari. Dire qu’il existe quelque part et que je ne le connais pas. Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment ? Non, j’aime mieux ne pas savoir. En somme un mari c’est un étranger. Affreux, quand on y pense… Il me semble que Moïse a bougé. S’il bouge encore, j’ouvrirai les yeux. Il neige des flocons de feu. Lentement… Lentement… Antoinette et moi, nous épouserons les deux frères. Frères, sœurs. Sœurs ou belles-sœurs ? Quelle drôle de queue a Moïse… Puissant et solitaire… Du sommeil de la terre… Du sommeil de la terre… »

Avant de sombrer, elle perçut encore une note prolongée, qui traversait l’air nocturne : à la fenêtre de son échauguette, le curé barbu jouait du cor de chasse.