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Le 14 juin 1895, miss Diana fait savoir qu’elle envoie trois cents francs à La Croix pour payer le voyage à Lourdes de malades pauvres : à ceux-ci, elle demande de prier pour sa conversion ; elle a besoin, dit-elle, de lumières sur plusieurs points qui l’inquiètent.

L’effet suit la cause. Une grande joie éclate chez les catholiques admirateurs de « Miss Diana » : brusquement on annonce que la luciférienne s’est radicalement convertie.

Sa revue palladique cesse de paraître. Elle fait place, le 1er juillet 1895 (chez le même éditeur !) à une autre : Miss Diana Vaughan, mémoires d’une ex-palladiste. Ceux que mécontenteraient ce changement sont avisés qu’on remboursera leur abonnement.

Le premier numéro s’ouvre par le récit de la querelle entre Diana et le convent de Londres. Diana annonce sa conversion au catholicisme et sa résolution de consacrer sa vie à la réparation du mal qu’elle a commis.

Sa conversion, raconte-t-elle, a été hâtée par la visite qu’elle a reçue, le 6 juin, de Belzébuth, Astaroth, Moloch, Asmodée. Cette imposante délégation de diables la querella parce que, dans son respect pour Jeanne d’Arc, Diana avait promis de ne plus mal parler de la Sainte Vierge. Les démons voulant lui faire un mauvais parti, Diana invoqua Jeanne d’Arc : Belzébuth et sa compagnie reprirent leur vraie forme et s’enfuirent.

Doutez-vous d’une semblable conversion, ou de la sincérité de ce récit ? Sachez que, dès le lendemain du retour d’une pécheresse aussi considérable, un religieux est mort, qui venait d’offrir sa vie pour le salut de Diana Vaughan. Il s’agit du P. Alfred Delaporte, des missionnaires du S. C., président de l’Union des œuvres ouvrières. « J’ai connu ce religieux, dit L. Nemours-Godré ; c’était un saint homme au cœur pur et bon, à l’âme droite et candide. Je n’ai point entendu de témoin de ses derniers moments. Il est possible qu’il ait été touché par l’histoire de la luciférienne et offert sa vie. Ce que je sais, c’est que l’auteur de notes habilement dosées tira grand parti de l’anecdote… » Quand Nemours-Godré écrivait ces lignes, on n’avait pas la preuve que Diana n’existait pas. La question apparaît plus simple, quand on sait que Léo Taxil pouvait aisément faire coïncider la conversion de Diana avec la mort d’un religieux, puisqu’il fabriquait un roman. Un peu de présence d’esprit, voilà tout. Mais l’effet produit est considérable, autant que l’audace du procédé.

Nous ne sommes pas encore au bout des horreurs. Diana est entrée dans un couvent, dont le nom est soigneusement caché, parce que toute la Maçonnerie est, dit-on, déchaînée contre elle et qu’elle court les plus terribles dangers. Les vrais francs-maçons devaient bien rire !

On nous tient fidèlement au courant de ce qu’elle pense et fait. Dans son couvent, Diana a été baptisée par une religieuse qui a craint qu’elle ne fût assassinée avant d’avoir reçu le baptême. Sur observations, on déclare que les cérémonies de baptême ont été supplées. Elle a reçu les noms de Jeanne-Marie-Raphaëlle. L’abbé Mustel, de Coutances, nous apprend avec une grande joie dévotieuse qu’elle a fait sa première communion le samedi 24 août, et nous dépeint avec émotion sa ferveur, sa reconnaissance. « Je voudrais mourir, a-t-elle dit, si Dieu ne me commandait pas la lutte. Bien à plaindre sont les catholiques qui négligent la communion… » Bien entendu, on supposait que M. Mustel connaissait ces choses de source certaine ; lui-même de bonne foi le laissait croire. En fait, il rapportait des contes de Taxil, et n’en avait absolument aucune autre information. On ne se méfie jamais assez de ce que l’on ne sait pas directement.

Entre sa première et sa seconde communion, Diana Vaughan fait une neuvaine d’action de grâces et de réparation. Ses méditations au cours de cette neuvaine sont si édifiantes qu’on les publie en brochure. Cela s’appelle Neuvaine Eucharistique pour réparer, par Mlle Jeanne Vaughan : une petite brochure in-32, « Suaves pensées, impressions vives de l’âme, éloquents épanchements du cœur », dit le sous-titre que nous répugnons à citer tout entier (cette profanation est des plus odieuses).

Jamais en peine de préfaciers, Léo Taxil fait précéder la brochure de quelques pages signées : J.-B., aumônier, aumônier comme le préfacier des Amours secrètes était camérier. Le faux J. B. nous dit la grande piété de Diana, et explique qu’il ne peut publier un imprimatur, puisque ce serait mettre sur la trace du couvent où s’est réfugiée l’ex-palladiste et l’exposer à de grands dangers. Il cite à l’appui l’exemple de récents crimes maçonniques.

L’industrie taxilienne publiait en même temps un Hymne à Jeanne d’Arc, chant populaire contre la Franc-Maçonnerie, paroles et musique de Diana Vaughan :

L’ennemi dans son noir repaire
Se dit outré de votre sort.
Ô Jeanne d’Arc, en cette guerre,
L’enjeu, c’est la vie ou la mort.
Bataille ! et suivons ton exemple,
Ou lentement nous périssons.
De Satan détruisons le Temple,
Dieu le veut ! plus de francs-maçons !

Pas la peine d’avoir été la fiancée d’Asmodée, ô André Gide, pour bafouer à ce point la poésie pure. Cette facture révélait Taxil, comme probablement on l’aurait retrouvé dans l’Imitation de Jeanne d’Arc, que l’éditeur annonçait sous le nom de Diana Vaughan.

Duquel de ses collaborateurs secrets pouvait bien être le volume, signé de Diana Vaughan, qui parut en 1896 : Le 33e Crispi, un palladiste homme d’État démasqué ? C’est dans cet ouvrage qu’entre autres histoires faribolantes Diana Vaughan donnait le fac similé d’un procès-verbal d’apparition du diable Bitru dans une séance de la Loge le Lotus des Victoires. Le diable Bitru aurait signé ce procès-verbal, faut-il dire en toutes lettres ? au moins de tous ses signes, où figure naturellement la fourche. Pour qu’on ne puisse douter de l’authenticité de cette signature, elle était certifiée par Adriano Lemmi lui-même, le pape de la maçonnerie italienne : comme un simple commissaire de police légalise la signature de votre concierge et le sous-préfet celle d’un maire de village.

C’est ce fameux document, dans lequel Bitru déclare en propres termes que Sophie Walder est son épouse, et que le 29 septembre 1896 naîtrait une fille qui serait la grand-mère de l’Antechrist. Pour le prendre au sérieux, il fallait une conviction solidement enracinée dans le terreau d’autres faits. À lui seul, il révélait la fumisterie, et on ne se priva point de le dire. Son latin témoignait d’énormes ignorances, et entre autres, l’un des signataires, oubliant qu’il était Italien, signait Aug. pour l’abréviation de son prénom Auguste, au lieu de Ag., Agostino. Tant il était troublé par la présence du diable, explique Taxil que l’on ne prenait pas sans vert. On voit ce que vaut cette excuse !

Autour de cette extraordinaire aventure, les milieux catholiques et les autres discutaient ferme, en France et ailleurs. Que d’arguments laissaient supposer l’imposture ! D’autre part, pouvait-on dédaigner des révélations où il y avait tout de même du vrai ! Comment douter d’une Diana Vaughan qui écrivait dans ses Mémoires d’une ex-palladiste : « J’ai quitté le couvent hier soir. On m’y apprit à mon départ que plusieurs prêtres, religieux et religieuses, avaient offert à Dieu leur vie afin d’obtenir que je ne sois plus luciférienne. Je ne le suis plus. Mais, ô mon Dieu, ne prenez la vie d’aucun de vos saints prêtres, d’aucune de vos religieuses, si méritantes ; prenez ma vie plutôt. Notre-Dame des Victoires, Notre-Dame du Sacré-Cœur, priez pour moi, Jeanne d’Arc, combats pour moi… » Qui émet des doutes devant de pareils élans semble odieux.

N’est-ce pas au péril de sa vie que « Jeanne-Raphaëlle » parle à présent et entreprend son apostolat ? N’y at-il pas, — c’est elle qui nous le raconte, — une sœur maçonne qui fut jetée toute vive en pâture aux rats dans le sous-sol d’une arrière-loge après qu’on l’eût bâillonnée et ligotée avec des tuyaux de plomb ? Ici, le trait est trop fort, comme pour la chartreuse. Il est plus facile d’arranger en mystère la mort d’un certain comte Ferrari, assailli et tué dans la rue : ce sont des francs-maçons qui le mirent à mort, parce qu’il avait emporté des documents destinés à Miss Diana, et notamment le pacte signé Bitru. Miss Diana reçoit d’épouvantables menaces : les francs-maçons la feront périr dans les plus effroyables tortures s’ils s’en saisissent… « Surtout, ne vous montrez pas ! » lui crient les bonnes âmes.

XVII. — To be or not to be.

Dans un volume publié en 1927, Les Aventuriers du mystère, et qui d’ailleurs ne donne qu’un court chapitre au satanisme, M. Frédéric Boutet écrit : « Quant à Diana Vaughan, elle semble bien avoir été inventée de toutes pièces par Léo Taxil pour les besoins de la cause. » Elle semble bien… N’attachons pas trop d’importance à ce dubitatif, qui vient trente ans après la fin de l’histoire. Il montre seulement que la question n’était pas si simple qu’il y paraît.

Ne jugeons pas selon notre état d’esprit. Nous savons comment la comédie se termina, sinon comment elle fut machinée (nous ne prétendons pas en découvrir le mystère…) Ceux qui vécurent en ce temps-là se trouvèrent devant un problème difficile : les adversaires même de Taxil en témoignent.

On pouvait, en vérifiant les assertions de Diana Vaughan, établir que sur quelques points, sinon sur tous, elle trompait le public. Ainsi elle racontait impudemment avoir dénoncé un nid de palladistes à l’archevêque d’Édimbourg et que ce prélat l’en avait remercié avec sa bénédiction. À un rédacteur de l’Univers qui s’informa, l’archevêque déclara n’avoir jamais rien su de Diana Vaughan. L’ex-palladiste se scandalisa de ce qu’un archevêque pouvait à ce point manquer de mémoire.

On la discutait donc, et vivement, comme nous le verrons tout à l’heure. La discuter, ce n’était pas toujours nier son existence. Au contraire. Dispute-t-on un mythe ? Pour aller au fond de la querelle et discerner l’inanité de cette Diana Vaughan si bruyante et si agissante, il fallut plus de pénétration que nous ne supposons.

Tout se passait comme si Diana était un être réel. Elle ne se laissait voir que de privilégiés, mais ses lettres couraient partout. Elle agissait, puisqu’elle avait créé un schisme dans la haute maçonnerie et qu’on l’en avait exclue. Elle publiait des livres, dont elle faisait soigneusement hommage aux autorités ecclésiastiques. Elle entretenait une nombreuse correspondance, qui témoignait de fréquents voyages. Elle versait de l’argent et en recevait.

Pour ses œuvres, elle avait mis en loterie ses ornements maçonniques, et un prêtre toulousain, l’abbé de la Tour de Noé, son plus fidèle et obstiné partisan, s’honorait d’avoir reçu d’elle, en lot gagné, le cordon rituel de sœur du Palladisme équivalent à l’insigne de Maîtresse Souveraine Templière, un baudrier superbe.

Si elle ne se montre guère en public, c’est par discrétion et modestie, parce qu’elle aime la retraite, et aussi à cause des effroyables dangers qui la menacent. D’ailleurs, on laisse entendre que d’éminents évêques l’ont vue ; seulement chacun de ceux-ci suppose que c’est l’autre… Quand on va la demander chez les éditeurs où se publient ses ouvrages, elle n’est pas là, mais les employés s’imaginent qu’ils la connaissent, et le disent. S’ils n’ont vu qu’une figurante, comment le savoir ?

En 1893, Clarin de la Rive avait reçu d’elle sa photographie, il la montrait, il la publiait dans un de ses livres.

Mieux : ne voilà-t-il pas, qui désole les taxiliens, et confirme leur croyance, que des querelles se sont élevées entre Diana Vaughan et Domenico Margiotta, l’auteur du livre sur Lemmi ? Margiotta voulait épouser Diana et pensait obtenir d’elle un prêt de 100.000 fr. pour racheter en Italie le château de ses pères. Diana mariée, elle que le démon Asmodée lui-même a laissée vierge ? Cela ne peut se concevoir. Aussi Diana refuse. Alors Margiotta en colère feint d’émettre, lui aussi, des doutes sur sa sincérité. À l’entendre, il y aurait, non pas une, mais deux Miss Diana ; l’une aux États-Unis, se moquant des catholiques, l’autre en Europe.