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Page:Rebell - La Nichina, 1897.djvu/123

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par cette tempête, et la nuit était si obscure que nous ne savions où nous diriger. Alors je pensai à prier Dieu, sainte Lucie et sainte Agnès, mes patronnes. J’implorai aussi toutes les assistances célestes que m’avait naguère recommandées l’abbé Coccone ; mes compagnons, bien qu’au service d’un Maure, avaient de la dévotion ; ils s’unirent à moi en poussant de grands cris. Comme c’étaient des hommes hardis et qui ne perdaient point courage, le Seigneur leur vint en aide ; après être restés pendant plusieurs heures entre la vie et la mort, harcelés par des vagues énormes, nous eûmes l’heureuse surprise de rentrer à Malamocco ; sans s’arrêter et quoique la tempête ne fût pas calmée, ils ramèrent du côté de Venise où nous arrivâmes enfin, brisés de fatigue, d’angoisse et tremblants de froid.

Mais dès qu’ils eurent amarré leur barque devant la Piazzetta et mis pied à terre, oubliant le danger et la peine, ils respirèrent à pleins poumons la joie d’être encore de ce monde, puis ils m’entraînèrent vers l’Arsenal, dans une pauvre masure dont la porte, malgré l’heure, était encadrée d’un filet de lumière.

On eût dit qu’ils étaient attendus car, au premier appel, on vint ouvrir. Une vieille en haillons sordides, aux yeux souillés de chassie et au visage troué comme par une armée de vers, nous fit les honneurs d’une chambre où reposaient, à la lueur d’une chandelle, de grosses chairs flasques et de vieilles peaux desséchées. Coureuses et marins accouplés pêle-mêle sur les dalles, dormaient, ronflaient, et, soufflant par tous les pores, semblaient proclamer leur satisfaction sereine et le bon état de leurs organes. En entrant, je montai sur un bras musclé qui couvrait, d’un geste protecteur et tendre, une tignasse en broussailles.