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Page:Rebell - La Nichina, 1897.djvu/9

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rouge des eaux sombres. Mais ma ville natale ne m’était si précieuse alors que parce qu’elle contenait ma Carlona.

Il faut dire que cette fille m’avait à jamais conquis avec son regard qu’illuminaient tour à tour la tendresse et la colère, avec cette chair tudesque de lait et de roses dont une nature prodigue l’avait si généreusement comblée. Je rêvais aux chaudes voluptés de notre prochaine nuit et, déjà impatient de caresses, j’activais les rameurs.

La nuit était venue complètement lorsque nous arrivâmes à Venise. Nous prîmes le canal de Saint-Jean-Chrysostôme où se trouvait la demeure de ma maîtresse et bientôt je fus devant sa maison. Je distinguai deux ombres à l’une des fenêtres éclairées. Dans ma simplicité, je pensai que Carlona m’attendait en compagnie de sa servante, et, avec une clef que je portais toujours sur moi, j’ouvre la porte du canal, je congédie les bateliers, me précipite dans la maison et monte en toute hâte à la chambre de ma maîtresse.

Ah ! quel spectacle m’était réservé ! Je crois bien que la mort, apparaissant tout d’un coup à mes yeux, m’eût semblé moins cruelle. À la lueur d’un flambeau placé là tout exprès pour éclairer ma honte, j’aperçus deux corps mêlés et cette nudité affolante de la chair que j’adorais. Les lèvres dont j’attendais les suprêmes ivresses étaient collées à d’autres lèvres, et les bras de ma jouissance étreignaient un homme que je supposai plutôt que je ne vis, — car on ne voit rien distinctement à ces moments-là, — d’une excessive laideur. Je sentis mes jambes fléchir, mon cœur battre à se rompre, ma bouche sèche et comme paralysée. Après une minute d’horrible angoisse où je crus que toutes les énergies de l’existence m’abandonnaient, la vie revint en moi impérieuse, féroce et ivre de vengeance