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JOURNAL D’UNE DAME CRÉOLE


sens perdue dans ces vastes ténèbres ; j’embrasserais alors un animal dans ma terreur de la solitude.

Cependant mes petits nègres avaient allumé les lanternes. Troussot, le plus grand, marchait devant moi ; et Zozo, à mes côtés, pour me rassurer.

De la route des Ingas j’aperçus le Cap dans une petite buée lumineuse. Les rumeurs de la fête venaient jusqu’à nous, assourdies. Dans l’immense repos, dans la grande solitude noire de la mer et des monts, les lumières, le bruit de la ville ne semblaient pas prendre plus de place que ces feux d’acacias que les nègres marrons allument en chantant pour conjurer les démons nocturnes.

Au contraire, à peine étions-nous entrés dans le faubourg des Milices, que je me sentis comme étouffée par la foule. En ce dimanche de la Saint-Jean et sous l’influence des nouvelles idées, beaucoup de maîtres ont cru devoir laisser pleine licence à leurs esclaves. Pour la première fois je me demandai si le docteur n’avait pas raison, et je fus saisie de frayeur quand il me fallut, pour passer, écarter des poitrines, des épaules huileuses, me sentir effleurer par des faces noires et luisantes où les lampes fumeuses des éventaires faisaient courir d’étranges reflets. Il arriva que Zozo et Troussot durent frapper, jouer des poings. J’entendis autour de moi gronder des colères ; mon cœur battait violemment, et je me disais : « S’ils devinent que j’ai peur, je suis perdue. »

Il y avait là tous les nègres récemment débarqués, ceux que l’on n’a pu dompter encore et qui gardent