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l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

et l’ambition, ne donnaient pour but à leur vie que de guerroyer, de conquérir et d’opprimer les populations vaincues.

À cette époque, moines et chevaliers, aussi bien que les marchands et tous ceux qui pouvaient échapper aux dures conditions du servage, se risquaient volontiers aux aventures, souvent périlleuses, mais toujours méritoires, d’un pèlerinage vers les villes saintes, les églises et les couvents où des miracles avaient eu lieu, et le centre d’attraction par excellence était le Saint-Sépulcre : la visite des « Lieux saints » était aussi en honneur chez les chrétiens que le prosternement à la Kaaba chez les islamites. Mais les Mahométans étaient chez eux à La Mecque, tandis que les catholiques avaient à traverser le territoire des ennemis en suppliants et à se faire ouvrir à beaux deniers les portes de Jérusalem et du sacré tombeau. Les Sarrasins appréciaient en négociants habiles la venue de ces étrangers qu’il était licite de rançonner ; mais les haines de race et de religion éclataient souvent, des insultes, des pierres, des coups d’épée étaient échangés sur le parcours des processions. Le plus fameux des pèlerinages, celui de 1064, composé de milliers de fidèles, sept mille, dit-on, suivant à pied l’archevêque de Mayence et ses dignitaires sur la route du Golgotha, donna lieu, disent les chroniques, à d’admirables démonstrations de foi, mais aussi à des scènes de meurtres et de rapines ; pas un tiers des pèlerins ne revit la patrie[1]. Aussi le souci de la vengeance s’accroissait-il incessamment chez les chrétiens. Chaque voyageur qui revenaient du Saint-Sépulcre en prêchait la reconquête auprès des siens. Deux générations avant que se fît la grande croisade, les imaginations s’y préparaient ; on en parlait dans toutes les assemblées ecclésiastiques et les cours baronniales. Elle devait se faire puisqu’elle était depuis longtemps voulue. D’ailleurs les romans, les légendes, brouillant les âges, plaçaient déjà dans le passé cette grande œuvre que les chevaliers chrétiens avaient en vue d’accomplir. Ainsi Charlemagne, ayant concentré en lui toutes les gloires humaines, devait également avoir réalisé toutes les ambitions, avoir transformé tout idéal en victoire. Puisque les chrétiens souffraient de l’humiliation profonde de voir le tombeau de leur Dieu en possession des Sarrasins, cela suffisait au récitateur des légendes pour

  1. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, achter Theil.