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venise

des engagements ; il épargne même l’Autriche et, bassement, par le traité de Campo-Formio, lui abandonne la république de Venise, à laquelle l’indépendance avait été promise avec attestations.

D’ailleurs ce vieil Etat, qui semblait vénérable par sa grandeur passée, était tombé au dernier degré de la décrépitude morale. Lorsque Venise, supplantée par le Portugal et l’Espagne, puis par la Hollande et par l’Angleterre, eut perdu son commerce lointain et ensuite son industrie, elle avait conservé les richesses acquises, mais elle eut à les déplacer du mouvement des échanges : elles furent employées aux prêts, aux hypothèques, à l’usure, à l’achat des terres. La république prudente, qui jadis évitait de faire des acquisitions en dehors des îles et des promontoires faciles à défendre par mer, s’occupait désormais de bons placements sur terre ferme. Ses nobles capitalistes se transformèrent en grands propriétaires fonciers. En 1780, Venise possédait en Italie et en Istrie, sur les côtes dalmates et albanaises ainsi que dans les îles Ioniennes de très vastes domaines, peuplés de près de trois millions d’habitants. Mais ces immenses propriétés restaient immobilisées entre les mains de leurs détenteurs : le courant circulatoire général s’était arrêté pour Venise comme pour la plus grande partie des régions italiennes[1]. Dès le dix-septième siècle, les citoyens de la fameuse république eurent l’humiliation de voir les Hollandais et les Anglais leur faire une concurrence heureuse dans les ports de Livourne, de Naples et d’Ancône. Venise finit par expédier ses propres marchandises à Livourne où venaient les chercher les chargeurs anglais pour les porter en Orient. Enfin, à la veille de sa chute, l’aristocratie vénitienne ne vivait plus guère que par les formes les plus basses du commerce capitaliste, le jeu et la prostitution, un des plus beaux édifices de la ville était consacré aux jeux de hasard et les patriciens seuls, en robes de magistrats, y siégeaient comme banquiers, représentant l’Etat dans sa majesté, quoique n’étant en réalité que des agents salariés d’une compagnie de capitalistes juifs et chrétiens. Tous les joueurs se présentaient en masques, tandis que les banquiers avaient la face découverte[2].

A quel degré de honte que se fût abaissée Venise par l’effet du détraquement des institutions d’Etat où toute initiative était refusée au peuple, la vieille république n’eût pas été ainsi livrée à la monarchie

  1. G. de Greef, Essai sur la Monnaie, le Crédit et les Banques, VIII, pp. 4, 5.
  2. Daru, Histoire de Venise.