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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/162

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l’homme et la terre. — le nouveau monde et l’océanie

étaient devenus très différents pendant une séparation de quelques siècles.

Les contacts qui se produisirent successivement dans les divers archipels entre les anciens immigrants, devenus à leurs propres yeux des aborigènes, propriétaires immémoriaux de la montagne ou du récif, et les envahisseurs arrogants qui s’attribuaient par le droit de la force tout ce qui était à leur convenance, cases, bosquets et les habitants eux-mêmes, toutes ces rencontres avaient amené presque partout un état permanent de guerre ouverte ou d’oppression, c’est-à-dire de guerre régularisée. Les castes s’étaient constituées, dominées par la classe supérieure des arioï, qui étaient les maîtres, les nobles, les grands détenteurs du sol, les gens à titres, à fortunes et à privilèges, pouvant se permettre de jeter le tapu (tabou) sur toutes choses qu’ils voulaient interdire au peuple pour se les réserver à eux-mêmes.

Or, parmi ces privilèges des nobles, il en était un qui ne consistait en rien moins qu’à manger les gens de la plèbe. Aux Marquises, aux Fidji, c’était une coutume honorable, que conseillaient les prêtres dans les circonstances graves et qui s’expliquait amplement par l’antique superstition du sacrifice sanglant, également dans les traditions aryennes et sémitiques, polythéistes et monothéistes, juives et chrétiennes, car, dans les îles mêmes où les hommes avaient cessé de manger la chair humaine, par répugnance instinctive, les aïeux en avaient conservé le goût et il fallait continuer de leur en servir (Lippert). L’idée, qui se présente spontanément aux esprits simples, que le sang nourrit le sang et que le cœur double le cœur, contribuait aussi à justifier l’anthropophagie aux yeux des chefs et des prêtres, mais les grands rois n’avaient besoin ni de traditions religieuses, ni de raisons anthropologiques, il leur suffisait d’avoir faim de chair humaine. Le fameux roi fidjien Thakambau, qui s’éteignit entouré de courtisans britanniques et grassement pensionné par le Trésor anglais, était un de ces potentats qui se passent volontiers d’excuses : quand un de ses sujets lui paraissait bien à point pour un excellent repas, il n’avait qu’à lui faire un signe : le malheureux comprenait et se mettait à jardiner pour fournir les ignames et légumes avec lesquels son corps bien rôti devait être accommodé. Maintenant, la volonté de nouveaux maîtres, les Européens, a fait disparaître la pratique royale de l’anthropophagie, mais il va sans dire que le maintien du cannibalisme fut revendiqué par les partis conservateurs des Fidji, au nom des « principes » et de la « saine morale ». Comment,