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l’homme et la terre. — le nouveau monde et l’océanie

presque toujours le cas, s’ajoute à l’hypocrisie physique des vêtements. Bien vêtus dans la journée pour aller au temple ou à l’église, les fidèles aiment à se dévêtir la nuit pour danser en plein air, au vent et à la rosée, leurs anciennes danses païennes : l’orgie succède à la contrainte, l’usage de l’opium à celui de la Bible, et les maladies en profitent pour se glisser dans les organismes épuisés. Telle est en grande partie l’origine des rhumes, des bronchites tenaces, de la redoutable phtisie, l’ennemi par excellence des Polynésiens, le fléau qui a succédé à la syphilis des premières décades comme le principal destructeur de la race : « Voilà le gouffre dévorant, le tombeau de Havaïi ! Voilà ce qui rend nos chemins déserts ! » s’écriait l’historien kanake David Malo, en parlant du mal vénérien apporté dans les îles par les matelots d’Europe[1]. Et pourtant, la syphilis n’a jamais frappé avec autant de rigueur que la tuberculose. Stevenson cite la population de la vallée Hapaa, à Nukahiva : la petite vérole tua le quart des habitants ; six mois après, la phtisie se propagea comme le feu dans la forêt ; en moins de deux ans une tribu de quatre cents individus était réduite à deux survivants.

Enfin, il est aussi une cause économique fort importante à laquelle on peut attribuer pour une bonne part la démoralisation et, par suite, la mortalité des indigènes. La cessation presque brusque du travail, produite par les relations nouvelles qui se sont établies avec l’Europe et l’Australie, fut cette raison majeure. Avant l’arrivée des Européens, les insulaires employaient leur temps non seulement à la culture et à la pêche mais aussi aux travaux d’une industrie très longue et fatigante : n’ayant pour outils que des os, des arêtes et d’autres menus objets, il leur fallait beaucoup de temps pour tisser leurs étoiles, embellir et meubler leurs cabanes, construire leurs canots : tous étaient à la besogne. Mais dès qu’ils eurent été munis de haches et de couteaux, dès que les marchands étrangers leur eurent apporté des sous et des verroteries pour remplacer leurs monnaies en pierres taillées, agates ou jaspes, percées d’un trou, ils profitèrent du loisir pour ne rien faire et s’avilirent, se débauchèrent d’autant[2]. Aussi ne doit-on pas s’étonner de voir les négriers proposer le travail forcé comme remède à ces fâcheux loisirs des indigènes, et, sans plus de scrupules, quelques aventuriers américains se sont livrés, durant les dernières années du dix-neuvième siècle, à la traite des Poly-

  1. Jules Rémy, Ka Modelo Havaii.
  2. Wilson Keate. An account of the Pelew Islands ; — Semper, Die Philippinen und ihre Dewohner.