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l’homme et la terre. — l’état moderne

Chacun a le droit de parler le langage qui lui convient et de donner aux mots le sens qu’il a personnellement choisi ; mais il est certain que, dans la conversation populaire, le mot « autorité » a bien le sens que lui donna jadis Poséidon commandant aux tempêtes : « Ainsi je veux, ainsi j’ordonne ! Pas de raison, ma volonté suffit ! » Depuis, les maîtres ne parlèrent jamais autrement. N’est-il pas convenu que le « canon est la raison suprême des rois » ? Et la « raison d’Etat » ne se distingue-t-elle pas essentiellement par ce fait qu’elle n’est pas la raison ? Elle se place en dehors des conditions de l’humanité vulgaire, elle commande au juste et à l’injuste, au bien et au mal comme elle le désire.

En bonne logique autoritaire, tout appartient au monarque absolu, la terre aussi bien que la vie de ses sujets. N’était-ce pas déjà par l’effet d’une véritable condescendance que, lors de son avènement, Sa Majesté Siamoise daignait « autoriser tous ses sujets à se servir des arbres et des plantes, de l’eau, des pierres et de toutes les autres substances qui se trouvent dans son royaume »[1] ? Et n’était-ce pas en retour, de la part du sujet, une certaine audace que de « déposer sous la plante des pieds sacrés tout ce qui se trouvait en sa possession » ? Car il va sans dire que tout appartient au maître des maîtres, et le despote aurait pu faire trancher la tête aux audacieux qui se hasardaient à tenir devant lui un tel langage, preuve que, malgré les formules d’abjection, la propriété privée commençait à exister dans le pays et que le maître n’était plus seul. Mais le monde politique est plein de ces contrastes entre le principe de l’autorité absolue et les exigences de la liberté individuelle. Sans aller si loin, dans la despotique Asie, et même en restant dans la « libre Angleterre », ne voit-on pas en mille textes du passé, dont le sens est peu compris dans le présent, que l’autorité du prince était en fait presque illimitée ?

Il n’est guère de bornes à l’avilissement auquel le sujet consent à se prêter dans ses relations avec le monarque. Un siècle à peine s’est écoulé depuis que l’empereur Paul faisait découvrir tous les passants pour voir de quelle manière ils étaient coiffés et n’admettait personne en sa présence sans que le genou de l’adorateur tombant sur le parquet et son baiser sur l’impériale main résonnassent dans la salle à grand bruit. Le mot « chauve » était prohibé sous peine de knout parce que l’empereur était chauve, de même que le terme « camus » parce que le

  1. Pallegoix, Description du royaume de Siam, I, p. 263, 264.