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l’homme et la terre. — l’état moderne

d’Egypte n’aurait certainement pas eu lieu, des armées ne se seraient pas fondues dans l’atroce guerre d’Espagne pour y donner un fauteuil de vice-roi à Joseph Bonaparte ; l’effroyable rencontre d’hommes qui se produisit dans la Russie centrale, et qui se termina par un désastre sans nom, fut également le résultat de la volonté impériale. Sans lui, dont l’apparition s’explique d’ailleurs par l’ignorance et les mesquines passions de ses contemporains, des millions de vie humaines auraient été épargnées.

D’autres dévastateurs ont succédé à celui qu’on a eu le front d’appeler le « martyr de Sainte-Hélène », et, de même que maint soldat s’imagine avoir le « bâton de maréchal dans sa giberne », des milliers de chefs de guerre ont espéré que l’épée de Napoléon serait leur héritage. Le conquérant n’est plus là, mais c’est bien de lui que l’on peut parler comme d’un mort auquel sont asservis les vivants. C’est un spectacle à la fois très instructif et fort lamentable que celui de ces tourbes nombreuses de la société qui cherchent un maître. Le troupeau demande un chien qui veuille bien lui japper aux flancs, lui planter ses crocs dans la chair. Des multitudes invoquent les Napoléon, mais ceux-ci ne répondant pas à l’appel, on peut du moins professer un culte pour les bottes et la cravache du défunt. Il faut bien se passer de revivre l’antique servitude dans toute son ignominie, mais on la glorifie en légende, on en fait une période sainte, et les poètes s’essaient à chanter sur le mode héroïque la bassesse des aïeux. Et, puisque le maître n’est plus là dans sa prestigieuse grandeur, on peut se consoler à demi en se prosternant devant les maîtres secondaires qui lui ressemblent le plus, devant ceux qui mettent au service de leur ambition les qualités essentielles du dominateur : l’absence totale de scrupules, le mépris absolu des hommes, l’ardeur de jouissance toujours inassouvie, l’intelligence affinée au service du mal, l’ironie cruelle qui donne de la saveur au crime.

Ainsi, quoi qu’en disent les théoriciens qui voient dans l’Etat une sorte d’entité indépendante des hommes, l’histoire nous montre de la manière la plus évidente que le gouvernement se présente encore pour une bonne part sous sa forme la plus primitive de la violence, celle de l’accaparement, du caprice, et que le représentant par excellence de l’Etat, c’est-à-dire le souverain, lui donne forcément la direction qui provient de la résultante de ses passions et de ses intérêts. Non seulement le roi n’est qu’un homme, il y a même toute chance pour qu’il