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l’homme et la terre. — l’état moderne

le jugement d’un égal, la réprobation d’un seul individu dont on respecte la conscience ou la pensée, ce pouvoir se transforme rapidement en impérialisme à la romaine ou en pure scélératesse.

Organisée pour le mal, l’armée ne peut fonctionner que pour le mal. Pendant la guerre, elle détruit tout par le fer et par le feu, et la patrie qui l’entretient, qui lui fournit les éléments et les armes, dépense pour elle toutes ses ressources présentes et grève l’avenir d’autant d’emprunts que les banquiers du monde veulent en consentir. Le Japon n’aurait-il pas profité de la victoire de Mukden et la guerre de Mandchourie ne durerait-elle pas encore (1905), si son crédit n’avait été épuisé ? Il est vrai que les conflits entre grandes puissances sont devenus des événements rares, chacune d’elles redoutant à bon droit les formidables efforts que demandent de pareilles luttes, mais les orgueilleux États se dédommagent en écrasant çà et là quelques ennemis lointains, trop faibles pour résister, et, d’ailleurs, ce que l’on appelle la paix et qui est une continuelle préparation à la guerre, reste toujours un gouffre de dépenses. Les soldats que l’on dresse à l’exercice et aux manœuvres coûtent infiniment plus cher que s’ils avaient continué d’être des producteurs de pain ou de ses équivalents en labeur. Nombre d’entre eux désapprennent les pratiques du travail régulier et ne peuvent s’y remettre à la sortie du régiment ; enfin, que ce soit en paix ou en guerre, et peut-être plus encore pendant la paix, les malheureux, placés par l’isolement sexuel en des conditions contre nature, se corrompent fatalement et communiquent leurs vices et leurs maladies aux civils avec lesquels ils sont en contact. N’a-t-on pas vu, dans les Indes, des opérations de guerre complètement suspendues parce que les régiments, ravagés par les maladies contagieuses, ne pouvaient sortir de leurs casernes et de leurs hôpitaux ?

On pourrait craindre que, sous l’effort de la contrainte militaire, dont le principe, l’obéissance sans phrases, est absolument opposé à tout éveil, à toute initiative du peuple, on pourrait craindre que la destinée fatale des nations européennes fût l’asservissement définitif suivi de la mort, si l’armée était strictement une dans son organisation intime, comme elle l’est d’après les conférences que les soldats sont obligés de subir et dans lesquelles chaque manquement à la consigne, aux ordres des chefs, est ponctué, comme en une sorte de refrain, par une menace de condamnation à mort. Mais l’armée n’est pas une ; le bas ne tient pas