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esprit d’association

leurs enfants au pays basque, accueillant en retour de jeunes Euskariens comme garçons de ferme, en sorte que les uns et les autres puissent bientôt connaître les deux langues sans que les parents aient eu à augmenter les dépenses. Enfin, il exista de tout temps entre charbonniers et charbonniers, chasseurs et chasseurs, marins et marins, et d’une manière générale entre tous les individus d’un même métier ayant des intérêts communs, des confraternités virtuelles, sans constitutions écrites ni signatures, mais formant quand même de petites républiques étroitement liguées. A travers le monde entier, les forains, que le hasard des voyages fait se rencontrer, sont liés en une sorte de franc-maçonnerie bien autrement sérieuse que celle des « frères » assemblées dans les temples d’Hiram.

Naturellement, tout homme devenu maître de ses semblables par la guerre, la conquête, l’usure ou tout autre moyen constituait par cela même la propriété privée à son profit, puisque, en s’appropriant l’homme, il s’emparait également de son travail et du produit de son labeur, enfin de la partie même du sol commun où l’esclave avait fait naître la moisson. Le roi, en quelque endroit de la terre qu’il eût des sujets, et quelle que fût la ténacité du peuple pour le maintien des traditions antiques, se trouvait toujours, en vertu même de son pouvoir, entraîné vers la satisfaction de son caprice : il prenait les hommes, il prenait la terre, et distribuait le tout suivant sa fantaisie. Les formes de remerciement, les hommages de vassalité, les conditions de tenure variaient suivant les pays et les temps, mais le fait essentiel est que la propriété cessait d’être assurée à celui qui travaillait pour être attribuée à celui qui ne savait manier la bêche ni diriger la charrue.

L’ancien régime féodal, d’après lequel une province continentale ou une île donnée jadis par la couronne reste de siècle en siècle et presque sans changement dans une seule famille, s’est maintenu jusqu’à nos jours. En Amérique, on en voit encore des exemples typiques, non modifiés depuis l’époque de la donation. Ainsi, l’île d’Anticosti, l’ancienne Natikosteh des Indiens, appartient à un seul individu. Bien que paraissant insignifiante sur nos cartes, en pleine bouche du Saint-Laurent, l’île n’en a pas moins une superficie de 628 000 hectares, et est à peine inférieure à la Corse ; sur son versant sud, tourné vers le soleil, se trouvent des étendues cultivables. Sans doute, des forêts d’arbres bas, entremêlant leurs branchages de manière à former une sorte de feutre,