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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/286

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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

qui pourra entreprendre la besogne avec le plus de facilité, et le service est rendu[1]. De pareils récits nous viennent aussi des Queyras[2].

Dans la Suisse entière, les deux tiers des prairies alpines et des forêts appartiennent aux communes et celles-ci possèdent, en outre, tourbières, roselières et carrières aussi bien que des champs, des vergers, des vignobles. En maintes occasions, les copropriétaires de la commune ont à travailler ensemble de manière à se croire plutôt à la fête qu’au labeur. Ce sont les jeunes hommes et les jeunes filles qui montent aux alpages en poussant devant eux des troupeaux tintant leurs harmonieuses sonnailles. D’autres fois l’œuvre est plus ardue, les bûcherons armés de haches vont abattre les hauts sapins dans la forêt communale, quand la neige recouvre encore le sol ; ils écorcent les billes et les font glisser dans les couloirs des avalanches jusqu’au torrent qui les emportera dans ses tournants et dans ses fuites.

Et les soirées, les nuits d’hiver, pendant lesquelles tous sont convoqués, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, suivant l’urgence du travail, soit pour égrener du maïs, soit pour écaler des noix, ou bien pour travailler à la corbeille d’une fiancée : dans ces réunions le travail est une joie et les enfants veulent y prendre part. C’est que là tout est nouveau pour eux : au lieu d’aller dormir, ils veillent avec les grands ; sous la cendre chaude cuisent les châtaignes dont les meilleures seront pour eux ; à l’heure des rêves, ils entendront des chansons, on leur racontera des histoires, des aventures, des fables que leur imagination transforme en apparitions merveilleuses. C’est en de pareilles nuits de bienveillance commune que s’oriente souvent d’une manière définitive l’existence de l’enfant ; c’est là que naissent les amours et s’adoucissent les amertumes de la vie.

Ainsi l’esprit de pleine association n’a point disparu dans les communes malgré tout le mauvais vouloir des riches particuliers et de l’Etat, qui ont tout intérêt à rompre le faisceau des résistances à leur avidité ou à leur pouvoir et qui cherchent à n’avoir devant eux que des individus isolés. Même l’entr’aide traditionnelle se manifeste entre gens de langues et de nations différentes ; il est d’habitude, en Suisse, d’échanger les enfants de famille à famille entre les cantons allemands et les cantons français ; pareillement les campagnards béarnais envoient

  1. Paul Gille, Société Nouvelle, mars 1888.
  2. Briot, Etudes sur l’Economie alpestre.