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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

tement par la nature et proviennent d’une élaboration achevée par l’homme : telles les boissons, liqueurs, huiles, essences, depuis le soma de la période védique jusqu’au vin qu’inventa le Noé de la légende, au pied de l’Ararat, où l’on est censé l’avoir bu pour la première fois, et devenu la gloire de tant de vignobles, de la France à la Californie et de l’Australie à la République Argentine.

En l’année 1882, déjà, le revenu alimentaire de l’Europe et des Etats-Unis avait été calculé d’après les plus bas rendements annuels et fixé au chiffre d’apparence hyperbolique de 380 milliards de kilogrammes, non compris les boissons, soit de plus de mille kilogrammes par tête. Or, en suivant pour sa nourriture l’une ou l’autre des indications données par les médecins hygiénistes pour l’établissement d’une ration physiologique normale, on peut toujours combiner les éléments de son alimentation de manière à ne pas dépasser en moyenne 475 kilogrammes de nourriture par année, car il ne s’agit point ici du mangeur exceptionnel, mais de l’homme moyen, en y comprenant les enfants, les femmes et les vieillards. C’est dire que, dans l’état actuel d’une agriculture encore rudimentaire sur une grande partie de la surface terrestre, les ressources totales de la production sont plus que doubles des nécessités de la consommation[1].

Et pourtant, la table n’est pas servie pour tous au banquet de la vie ! Il y a des faméliques, et même, ils sont nombreux ; en outre, l’avenir n’est pas sûr pour les fortunés et, parmi ceux qui mangent d’ordinaire à leur faim, il y a des millions et des millions d’individus qui regardent devant eux avec effroi, mangeant aujourd’hui dans l’appréhension de ne pas avoir à manger demain. La peur de la misère persécute jusqu’aux riches, et très justement, car la fortune est changeante, et ceux qui, dans cette minute, se dressent triomphants, debout sur le char, risquent, au moment qui vient, d’être écrasés sous les roues ensanglantées. Evidemment, si la société n’était pas toujours dirigée par la survivance des sociétés antérieures, si le mort ne continuait pas de saisir le vif, les hommes actuels n’auraient pas de souci plus urgent que celui d’assurer à tous ce pain nécessaire à la vie, que le laboureur lui fournit et qui, de nos jours, s’égare souvent en route et se gâte, se gaspille par mille accidents, sur place, dans les wagons et les navires, dans les greniers, les

  1. Les Produits de la Terre, Le Révolté, 23 nov. 1884-15 fév. 1885.