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l’homme et la terre. — la religion et la science

l’Islam se demande comment le Dieu unique « qui n’est pas engendré et qui n’engendre point tarde à foudroyer le blasphémateur. Le prétendu éducateur débute dans son rôle par un outrage.

Il est vrai que tous les Occidentaux instruits sont loin d’être chrétiens ou du moins ne le sont que très partiellement, même sans le savoir, conservant quelques bribes de la morale et des préjugés reçus avec le catéchisme et l’école ; mais il suffit que ces non-chrétiens se présentent sous les auspices d’une puissance chrétienne, il suffit qu’ils se réclament d’un consul ou d’un ministre, qui lui-même obéit aux ordres des congrégations, des curés ou des pasteurs, pour qu’ils soient classés, eux aussi, parmi ces marchandises que couvre le pavillon chrétien, la science qu’ils apportent paraîtra tout aussi dénaturée, tout aussi répugnante que celle des fervents chrétiens. A cet égard, quelle est la puissance européenne dont les musulmans convaincus ont le moins à se défier ? Le souverain de l’Angleterre n’est-il pas le « défenseur de la foi » ? Le tsar de Russie n’est-il pas le chef religieux de l’orthodoxie ? L’empereur d’Allemagne, qui tient son épée d’une main, ne tient-il pas de l’autre l’Evangile ? L’Italie n’est-elle pas la capitale de la Papauté[1] ? Quant à la France, on put croire qu’elle représenterait, depuis sa grande révolution, une civilisation purement laïque et que, en dehors de toutes les religions, elle se réclamerait de la religion universelle ; mais on sait que des politiciens se croyant très habiles en ont décidé autrement : « la raison n’est pas un article d’exportation ». Les anti-cléricaux venus de la mère-patrie se croient tenus d’être cléricaux à l’étranger. Telle est la raison pour laquelle la politique de la France dans l’Orient méditerranéen continue celle des croisades ; elle est nettement chrétienne, c’est-à-dire anti-musulmane et, en conséquence, ne peut soulever que la méfiance et la haine. Dans la Maurétanie — en Algérie, en Tunisie, au Maroc —, il ne pourrait en être tout à fait ainsi, sous peine de suicide collectif : là, ce serait pure folie de se déclarer strictement chrétien, ce qui d’ailleurs n’est vrai que pour un nombre d’immigrants absolument infime. Qui plus est, le gouvernement central a parfois eu tentation de se dire « arabe » ou « musulman », ce qui eût été aussi mauvais en sens inverse que d’être « français » ou « chrétien ». Le fait est que, pratiquement, l’esprit de tolérance et, mieux encore, d’indifférence

  1. Cheikh Abdul Hadgk, Revue, 1er mars 1902.