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éducation normale

Comparée à cette éducation de la grande famille, où les enfants, souvent livrés à eux-mêmes, prennent par leurs relations entre eux comme un avant-goût de la vie extérieure avec ses conflits et ses amours, celle de l’enfant isolé, qui fut toujours l’objet exclusif des attentions du père et de la mère, en fait un être réellement déshérité : il y manque la collaboration des camarades, ses égaux, alternativement amis et rivaux. Les parents, par leur dévouement même, ne furent pour lui que des professeurs d’égoïsme : à vingt ans, quand le jeune homme entrera dans la vie, il attendra que l’univers entier veuille bien accomplir une ronde autour de sa précieuse personne.

C’est dans les premières années qu’il importe surtout de ne pas s’engager dans de fausses voies. Les professeurs, choisis pour les écoles primaires, en vue d’ « instituer » des hommes et des femmes, devraient être les meilleurs, à la fois les plus sérieux et les plus doux, afin que les jeunes prospèrent à côté d’eux en santé physique et morale. Avec eux, point de « surmenage », c’est-à-dire point de ce mépris du corps, héritage de l’ancien christianisme, qui, au nom d’une âme supérieure, dresse les individus au travail forcé, sans aucun souci des nécessités de la vie matérielle ; mais pas d’arrêts non plus, pas de bordées et d’écarts, pas d’hésitation dans la marche régulière de l’enseignement et de la conduite ! Pas de leçons qui soient une pure forme, une simple récitation des livres, comme l’est, par exemple, le marmonnement du catéchisme et autres paroles qui ne coûtent aucun effort, au point de n’élever en rien la température frontale[1]. Heureusement qu’il en est ainsi pour l’étude de la religion, car, prise au sérieux, elle amènerait avec elle l’effroi causé par l’idée d’un Dieu vengeur. Ainsi que Tolstoï[2] le signale avec éloquence, le plus grand crime que l’on puisse commettre envers l’enfant, celui dont presque tous les parents et instituteurs des pays civilisés se rendent coupables, c’est de commencer l’école par la représentation terrifiante d’un être — principe des choses — essentiellement capricieux, injuste et féroce, personnage qui, après avoir créé l’homme susceptible de commettre le péché originel, punit ce péché par une éternelle souffrance. Si l’enfant, vaguement, s’imagine que les hommes ont à s’entr’aider dans la recherche du bonheur et repousse l’enseignement barbare qu’on lui donne, ses idées n’en restent pas

  1. Samsonov, Jizn, déc. 1899.
  2. De l’Education Religieuse, Revue Blanche, 15 sept. 1900, pp. 102 et suivantes.