Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/515

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
491
l’art et la mode

grande révolution esthétique et morale qui laissera au civilisé moderne le droit qu’avait le Grec d’autrefois de se promener débarrassé de langes à la lumière du soleil, cette grande révolution est encore, parmi toutes les ambitions de l’homme moderne, celle qui paraît la plus difficile à réaliser.

C’est que le réformateur isolé, dût-il même être un « surhomme » comme Nietzsche, ne suffit point à l’œuvre qu’il entreprend. Seul, il est tenu pour fou, s’il ne le devient pas réellement, et ses contemporains n’ont point de peine à l’écarter par la prison, l’exil, les moqueries, la mise en quarantaine. Mais il n’en est pas moins un précurseur et d’autres le suivront qui, par l’association, feront aboutir sa volonté. L’artiste ne sera plus seul dans ses revendications : il s’unira à l’hygiéniste, au savant, et c’est de tous les côtés à la fois que se donnera l’assaut contre les pratiques imposées et les préjugés à détruire. La parfaite union de l’art et de la science, telle que nous la rêvons pour la société future, se révéla déjà lorsque Le Titien et ses disciples dessinèrent pour André Vésale les planches de son Traité d’anatomie. En nos âges modernes, des exemples du même genre deviennent de plus en plus nombreux, et nous pouvons nous attendre à des résultats bien plus surprenants encore, lorsque les savants, les artistes, les professionnels instruits engagés dans les multiples entreprises auront cessé d’être, comme ils le sont presque tous de nos jours, les serviteurs à gages des princes et des capitalistes et que, reprenant leur liberté, ils pourront se retourner vers le peuple des humbles et des travailleurs pour les aider à bâtir la cité future, c’est-à-dire à constituer une société qui ne comporte ni laideur, ni maladie, ni misère.

On nous parle du travail « attrayant ». Quelle joie infinie chez toutes les abeilles de travailler à l’édification et à l’approvisionnement d’une ruche dont aucun parasite ne viendrait dérober le miel ! Quel bonheur fraternel à coordonner ses efforts pour la création d’un bel organisme où chacun a sa part de travail personnel et voue son existence à l’achèvement d’une œuvre parfaite, détail harmonique d’un ensemble qui convient à tous. C’est que l’objectif social aura complètement changé. Actuellement un groupe de privilégiés, disposant des capitaux, des titres, des places et des sinécures, cherche de son mieux à maintenir ce régime d’inégalité, et les artistes, comme les ouvriers et comme les soldats, ne peuvent entrer dans la vie du travail qu’en acceptant les conditions