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l’homme et la terre. — éducation

imposées par la société maîtresse. Sans doute, ils seraient heureux de chercher sincèrement leur voie, de s’entr’aider égalitairement dans les travaux qui comportent l’association, de vivre en commun sans nul souci de la misère qui guette de nos jours la grande majorité des hommes ; mais, dès la première leçon, ils apprennent qu’ils sont des rivaux et des combattants ; on leur explique de toutes les façons que les prix à remporter sont peu nombreux et qu’il faut les arracher aux camarades, non seulement par la supériorité du talent mais, si la chose est faisable, par la ruse, par la force, par les cabales et les intrigues, par les machinations les plus basses et les prières à saint Antoine de Padoue. On les dresse à devenir des privilégiés, eux aussi, et devant leurs yeux se profile, comme une longue allée, toute la carrière des honneurs marquée de distance en distance par croix, médailles, titres, pensions, commandes de l’Etat, et, pour la conquête de chacun de ces symboles, il se prépare à livrer bataille, à pourfendre quelque « cher camarade », à marquer de son glaive la ligne désormais infranchissable pour ses rivaux. Tous s’accoutument de jour en jour à s’entre-haïr, en ces belles années de la jeunesse faites pour la grandeur d’âme et l’héroïsme. Aussi l’art véritable, généreux, désintéressé surgit difficilement de ce milieu de bas envieux : les fleurs restent étouffées sous les orties. Les artistes les plus sincères sont ordinairement ceux qui, blessés dans leur sentiment du beau et dans leur délicatesse intime, se retranchent de la société et vivent comme dans une forteresse en dehors du vulgaire : ils « campent en pays ennemi »[1].

La nature est pour beaucoup une grande consolatrice ; mais, comme les villes populeuses, les campagnes et jusqu’aux lieux les plus écartés peuvent être enlaidis par le mauvais goût et surtout par les brutalités de la prise de possession. Car c’est l’homme qui donne son âme à la nature, et, conformément à son propre idéal, il embellit, il divinise la terre, ou bien il la vulgarise, la rend hideuse, grossière, répugnante. L’homme de demain qui se sera élevé à la compréhension de la beauté, cet homme saura que, par respect de la nature, par amour pour elle, il ne doit point y laisser placer sa demeure de manière à en violer les lignes, à en rompre brutalement la couleur et les nuances : il doit avoir honte de diminuer et joie d’accroître la beauté de son environnement. En cela,

  1. William Morris, Lecture to the Society of Art at Birmingham.