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l’homme et la terre. — éducation

encore, la légende d’Orphée, dont la lyre entraîne les hommes, apprivoise les animaux, émeut jusqu’aux pierres et les force à s’ériger en murailles, pour construire la cité des hommes libres ?

Le peuple dont nous sommes tous se meut en un rythme constant : en chacun de nous, la musique intérieure du corps, dont la cadence résonne dans la poitrine, règle les vibrations de la chair, les mouvements du pas, les élans de la passion, même les allures de la pensée, et quand tous ces battements s’accordent, s’unissent en une même harmonie, un organisme multiple se constitue, embrassant toute une foule et lui donnant une seule âme.

Déjà la simple mesure marquée par le fifre et le tambour suffit à faire mouvoir toute la population d’une rue, emboîtant le pas derrière une compagnie d’histrions ou de montreurs d’ours. Et que ne peut la musique vraie, avec ses expressions d’infinie tendresse, d’enthousiasme tout-puissant ! Alors la vie, devenue commune à tous, inspire une même passion à l’être collectif et lui donne aussi le même sentiment moral, le prédispose à la même volonté d’action ; ce que fait la parole éloquente, la musique peut l’accomplir aussi, d’une manière plus vague en apparence, mais plus profonde en réalité puisque, si elle ne sollicite pas les foules à une œuvre déterminée, elle s’empare de l’être intime et le prédispose à un état général contenant en puissance tous les actes d’héroïsme. Tous ceux que la musique unit en une émotion collective comprennent mieux l’œuvre dans son ensemble que ne pourrait le faire à la lecture ou à l’audition solitaire le musicien le plus savant : il arrive parfois que le public révèle aux exécutants eux-mêmes telle finesse qui leur avait échappé. Ainsi la musique, même sous sa forme étroite d’harmonie des sons, est l’art humanitaire par excellence, qui rend la conscience de leur solidarité à ceux que la lutte pour l’existence désunit[1].

Et que dire de la musique telle que la connurent les Hellènes, de la musique dans toute son ampleur où les manifestations humaines se marient à chaque découverte de la science, à chaque forme de l’art ? Qui fixera des limites à la puissance de l’homme, alors qu’il disposera d’un accord parfait avec le mécanisme immense de la nature, et que chacune de ses vibrations sera réglée par la marche des étoiles, par le « rythme[2]

  1. Gevaert, Musique, l’art du xixe siècle, 1895.
  2. Louis Ménard, Symbolisme des religions.