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l’homme et la terre. — progrès

hétérogènes dont les civilisés progressifs étaient restés longtemps séparés. D’autre part, les recherches anthropologiques, les études relatives à la psychologie de nos frères primitifs ont été poussées beaucoup plus avant, et des voyageurs de premier ordre sont venus apporter dans le débat le poids décisif de leur témoignage.

On n’a plus à se fonder seulement sur de simples récits naïfs, comme ceux d’un Jean de Léry, d’un Claude d’Abbeville ou d’un Yves d’Evreux, sur les Topinambous et autres sauvages brésiliens, récits qui, d’ailleurs, méritent d’être fort sérieusement appréciés. On a mieux, aussi, que les observations rapides d’un Cook ou d’un Bougainville : le dossier s’est enrichi d’attestations très scrupuleuses tirées de longues expériences et, entre les peuplades qu’il faut incontestablement placer fort haut parmi les hommes les plus rapprochés de l’idéal d’entr’aide et d’amour mutuel, on doit précisément compter une tribu classée parmi les primitifs, les Aeta, qui ont valu son nom de « Negros » à l’une des îles Philippines.

Malgré tout le mal que les blancs leur ont fait, ces « négritos » ou « petits nègres » sont restés doux et bienveillants à l’égard de leurs persécuteurs, mais c’est entre eux surtout que se manifestent les vertus de la race. Les membres de la tribu se sentent tous frères, si bien qu’à la naissance d’un enfant, la grande famille se réunit en son entier pour décider du nom de bon augure que recevra le nouveau-né. Les unions conjugales, toujours monogamiques, dépendent de la libre volonté des époux. On soigne les malades, les enfants, les vieillards avec un dévouement parfait ; nul n’exerce de pouvoir, mais on s’incline volontiers devant l’ancien pour lui témoigner le respect dû à son expérience et à son grand âge[1]. Est-il une nation d’Europe ou d’Amérique à laquelle on puisse appliquer de pareils éloges ? Mais cette humble société des bons Aeta existe-t-elle encore ? Malgré les grandes chasses américaines, a-t-elle pu conserver ses nids de branchages entremêlés et ses cabanes de roseaux ou de palmes ?

Prenons un autre exemple parmi des hommes qui ont un cercle d’horizon plus vaste, chez des populations qui se rapprochent de la race blanche et qui, par leur genre de vie même, étaient forcés de passer une grande partie de leur existence en dehors de la case maternelle. Les Ounoungoun, désignés par les Russes sous le nom d’Aléoutes, d’après

  1. Semper. Die Philippinen und ihre Bewohner ; F. Blumentritt, Versuch einer Ehnographie der Philippinen ; Ergänzungsheft zu den Pet.Mit., n° 67.