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l’homme et la terre. — progrès

dire « Hommes » et de fonder une famille, doivent avoir fait tomber une ou plusieurs têtes, par ruse ou en franc combat. De même cette merveilleuse île de Taïti, la Nouvelle Cythère dont les navigateurs du dix-huitième siècle parlent avec un si naïf enthousiasme, ne répond que très partiellement aux éloges qu’en firent les Européens, ravis à la fois par la beauté des paysages et l’amabilité des habitants. Tels personnages augustes et doux, tels vénérables vieillards, qui semblaient compléter par leur gravité noble les tableaux charmants du paradis océanique, appartenaient peut-être à la redoutable caste des Oro (Arioï), qui, après avoir constitué un clergé voué au célibat, avait fini par devenir une association de meurtriers, se livrant aux rites infernaux de l’assassinat sur tous leurs enfants. Il est vrai qu’à cette époque, les Taïtiens évoluaient déjà dans une période de culture très éloignée du stade primitif. Mais alors, au lieu de se développer dans le sens du progrès, se trouvaient-ils en régression, ou bien les deux mouvements se croisaient-ils dans la vie sociale de la petite nation enfermée en son étroit univers océanique ?

Là se trouve la difficulté capitale. Les milliers de peuplades et autres agglomérations ethniques comprises par les orgueilleux « civilisés » sous le nom de « sauvages » correspondent à des points vifs très différents les uns des autres, s’espaçant diversement sur la route des âges et dans l’infini réseau des milieux. Telle peuplade est en pleine évolution progressive, telle autre en incontestable déchéance ; l’une en est à sa période de devenir, l’autre sur la route du déclin et de la mort. Chacun des exemples que les divers auteurs présentent dans la grande enquête du progrès devrait donc être accompagné de l’histoire spéciale du groupe humain dont il est question, car deux situations presqu’identiques en apparence peuvent avoir cependant une signification absolument opposée, si l’une se rapporte à l’enfance d’un organisme et si l’autre appartient à sa vieillesse.

Un premier fait ressort avec évidence des études d’ethnographie comparée. La différence essentielle entre la civilisation d’une peuplade primitive, encore peu influencée par ses voisines, et la civilisation des immenses sociétés politiques modernes, aux ambitions démesurées, consiste dans le caractère simple de l’une, et dans le caractère complexe de l’autre. La première, peu développée, a du moins l’avantage d’être cohérente et conforme à son idéal ; la deuxième, immense par le cycle