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l’homme et la terre. — progrès

efforts ont l’avantage de se produire ainsi sur presque tous les points à la fois, ils sont par cela même dépourvus de toute stratégie. Mais théoriquement, quand on se place par la pensée en dehors du chaos des intérêts en lutte, il est facile de voir aussitôt que la vraie, la majeure conquête, celle de laquelle toutes les autres sont une dérivation logique, est l’obtention du pain pour tous les hommes, pour tous ceux qui se disent « frères », bien que l’étant si peu. Quand tous auront de quoi manger, tous se sentiront égaux. Or, c’est là, précisément, l’idéal qu’avait déjà su se réaliser mainte petite peuplade éloignée de nos grandes routes de civilisation, et c’est l’idéal de solidarité que nous avons à résoudre au plus tôt si toutes nos espérances de progrès ne sont pas la plus cruelle des ironies. Déjà Montaigne relate ce que pensaient à cet égard les naturels du Brésil qui furent amenés à Rouen en 1557, « du temps que le feu roy Charles neufviesme y estoit ». Un des faits étranges qui les frappèrent le plus était qu’il y eût « parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leur moitiez (compatriotes) estoient mendiants à leurs portes, descharnez de faim et de pauvreté ; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy nécessiteuses pouvoient souffrir une telle injustice qu’ils ne prinssent les aultres à la gorge, ou meissent le feu à leurs maisons ». De son côté, Montaigne plaint fort ces sauvages du Brésil « de s’estre laissez piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la doulceur de leur ciel pour venir veoir le nostre » ! « De ce commerce naistra leur ruine »[1]. Et en effet, ces Topinambous du littoral américain n’ont point laissé de descendants : toutes les tribus ont été exterminées et s’il reste encore un peu du sang des indigènes, c’est à l’état de mélange avec celui des prolétaires méprisés.

La conquête du Pain, telle que le vrai progrès l’exige, doit être réellement une conquête[2]. Il ne s’agit pas simplement de manger, mais de manger le pain dû à son droit d’homme et non à la charité de quelque grand seigneur ou d’un riche couvent. C’est par centaines de mille, peut-être par millions que l’on peut compter le nombre des malheureux qui quémandent en effet à la portée des casernes, des églises : grâce à des bons de pain et de soupe distribués par des gens charitables, ils végètent ; mais il n’est pas probable que l’appoint fourni par tous ces nécessiteux ait eu

  1. Essais, Livre I, chap. XXX, p. 321, 322, édition Louandre.
  2. Pierre Kropotkine, La Conquête du Pain.