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l’homme et la terre. — progrès

l’entraîner dans cette œuvre, et maintenant les Whimper, les Freshfield, les Conway ne sont-ils pas devenus en force, en endurance, en connaissance et en pratique de la montagne les égaux, peut-être même les supérieurs des guides montagnards les plus sûrs, dressés depuis leur jeune âge à toutes les vertus physiques et morales que nécessitent les ascensions dangereuses ? C’est l’homme de science qui se fait suivre maintenant par le naturel au sommet du Kilimandjaro ou de l’Aconcagua ; c’est lui qui mène les Eskimaux à la conquête du Pôle. Ainsi, l’idéal que l’homme moderne a conçu, de pouvoir acquérir des qualités nouvelles sans perdre ou même en récupérant celles que possédaient les ancêtres, peut se réaliser parfaitement ; ce n’est point une chimère.

Mais cette force de compréhension, cette capacité plus grande de l’homme moderne, qui lui permet de reconquérir le passé du sauvage dans son milieu naturel antique et de l’associer, de le fondre harmonieusement avec ses idées plus affinées, tout cet accroissement de force ne peut aboutir à une reconquête définitive, normale, qu’à la condition pour l’homme nouveau d’embrasser tous les autres hommes, ses frères, dans un même sentiment d’unité avec l’ensemble des choses.

Voici donc la question sociale qui se pose de nouveau et dans toute son ampleur. Il est impossible d’aimer pleinement le sauvage primitif, dans son milieu naturel d’arbres et de ruisseaux, si l’on n’aime pas en même temps les hommes de la société plus ou moins artificielle du monde contemporain. Comment admirer, aimer la petite individualité charmante de la fleur, comment se sentir frère avec l’animal, se diriger vers lui comme le faisait François d’Assise, quand on ne voit pas aussi dans les hommes de chers compagnons, à moins pourtant qu’on ne les fuie à force d’amour, afin d’éviter les blessures morales qui viennent du haineux, de l’hypocrite ou de l’indifférent ? L’union plénière du civilisé avec le sauvage et avec la nature ne peut se faire que par la destruction des frontières entre les castes aussi bien que par celle des frontières entre les peuples. Il faut que, sans obéir à d’anciennes conventions et habitudes, tout individu puisse s’adresser à n’importe lequel de ses égaux en toute fraternité et causer librement avec lui « de tout ce qui est humain » comme disait Térence. La vie, revenue à sa première simplicité, comporte par cela même pleine et cordiale liberté de commerce avec les hommes.

L’humanité a-t-elle fait de réels progrès dans cette voie ? Il serait