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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/563

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le surhomme

absurde de le nier. Ce que l’on appelle la « marée démocratique » n’est autre chose que ce sentiment croissant d’égalité entre les représentants de castes différentes, naguère ennemies. Sous les mille apparences changeantes de la surface, le travail s’accomplit dans les profondeurs des nations, grâce à la connaissance croissante que l’homme prend de soi-même et d’autrui : il arrive de plus en plus à trouver le fond commun par lequel nous nous ressemblons, à se dégager du fouillis des opinions superficielles qui nous tenaient séparés ; nous marchons donc vers la conciliation future, vers une forme de bonheur bien autrement étendue que celle dont se contentaient nos aïeux, les animaux et les primitifs. Notre monde matériel et moral est devenu plus vaste, et en même temps plus ample notre conception du bonheur, qui désormais ne sera tenu pour tel qu’à la condition d’être partagé par tous, de s’être fait conscient, raisonné et de comprendre en soi les recherches passionnantes de la science et les joies de la beauté antique.

Tout cela nous éloigne singulièrement de la théorie du « Surhomme », telle que la comprennent les aristocrates de la pensée. Les rois, les puissants s’imaginent volontiers qu’il y a deux morales, la leur, qui est celle du caprice, l’obéissance, qui convient au populaire. De même les jeunes outrecuidants, adorateurs de la force intellectuelle qu’ils croient leur appartenir, s’installent à leur gré sur quelque haute terrasse de la tour d’ivoire où ne pénètrent point les humbles mortels. Peu nombreux sont les élus avec lesquels ils daignent confabuler ; peut-être même se croient-ils solitaires. Le génie leur pèse ; ils portent sous leur front, que sillonnent des rides fatales, tout un monde orageux, et ne voient pas même, au-dessous du vol de leur pensée, la masse grouillante, amorphe, de la multitude inconnue. Certes, l’homme n’a point de limites à tracer que son ambition d’étudier et d’apprendre ne puisse franchir ; oui, il doit chercher à réaliser son propre idéal, tendre à le distancer, à monter toujours plus loin — même mourant, moi, je crois à mon progrès personnel, déchois, toi qui te sens déchoir —, mais il n’a point à rompre pour cela le lien qui le rattache aux êtres qui l’entourent, car il ne peut échapper à l’étroite solidarité qui le fait vivre de la vie de ses semblables. Bien au contraire, chacun de ses progrès personnels est un progrès pour ceux qui l’entourent : il partage ses connaissances comme il partage son pain, il