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l’homme et la terre. — l’angleterre et son cortège.

le Naïr, c’est-à-dire le militaire, l’officier indigène, se tienne à deux pas au moins devant le maître, puis un intervalle de trente-cinq pas doit rester vide jusqu’au Tayer — l’humble agriculteur — et c’est enfin à la distance de cent pas seulement que s’accroupit le méprisé Paliyar. Toutes ces avanies expliquent le mouvement qui porte un si grand nombre d’Hindous de basse caste à se convertir au mahométisme. Ainsi, dans le Malabar, la caste des Cheruman, composée des fils d’esclaves, diminue très rapidement, tandis que les fidèles augmentent en grand nombre dans la religion mahométane. La cause de ces conversions est évidente. Le Cheruman qui se rattache à l’Islam gagne aussitôt en considération : personne ne l’insulte plus ; il a désormais des amis et défenseurs[1]. Toutefois son mahométisme ne ressemble guère à celui de l’Arabe : en allant au-devant l’un de l’autre, l’hindouisme et le culte du Dieu unique se modifient mutuellement. L’Inde, essentiellement polythéiste, a fini par ouvrir son panthéon à l’Islam, la plus monothéiste des croyances. Pour les musulmans hindous, Mahomet, et tous prophètes et santons fameux de leurs anciennes religions sont autant de dieux. Le système des castes a prévalu, malgré les enseignements égalitaires du Coran, et, dans certaines parties du Dekkan, il est devenu presque impossible de distinguer le mahométisme du brahmanisme[2].

Et ce n’est point là un phénomène particulier à la foi musulmane. Les religions, les sectes se sont succédé à l’infini dans l’Inde, tandis que la caste, quoique se transformant toujours, a toujours subsisté. Ceux même qui la combattaient ont fini par s’y accommoder, par y assouplir et vicier leur doctrine. Les bouddhistes ont transformé les castes en autant de sociétés cléricales ; les Sikh et les Thug les avaient reconstituées en sociétés secrètes ; de même le christianisme les adopta sans peine ; notamment les jésuites établis dans la mission de Madoura, vers l’extrémité méridionale de la péninsule Gangétique, surent profiter admirablement du régime des castes pour s’élever par la pénitence jusqu’à la dignité de « brahmanes romains », au point d’ignorer superbement leurs confrères religieux d’un autre habit[3]. Juifs, Parsi en ont fait autant. Quant aux gouvernements politiques, ils respectent d’autant mieux le système des castes qu’ils cherchent à y emboîter leurs propres

  1. William Logan, Malabar, vol. I, p. 148.
  2. Léopold de Saussure, Psychologie de la Colonisation française, pp. 58-59.
  3. Mount-Sluart ; — Henri Deloncle, Revue Universitaire, Bruxelles, mars-avril 1898, pp. 116-119.