Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 1, Librairie Universelle, 1905.djvu/246

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
228
l’homme et la terre. — peuplés attardés

un véritable vêtement répondant au génie de l’individu, et ne subissant l’influence de la mode que d’une génération à l’autre. Mais cette vêture incorporée à la personne devait évidemment perdre toute son importance dans une société nouvelle ayant adopté l’usage d’un vêtement extérieur, mobile, facile à changer d’un moment à l’autre, suivant les alternances de la température, la différence des occupations, les caprices et les passions de l’individu. Les traits gravés sur le corps étaient faits pour être vus, pour provoquer l’admiration, l’amour ou la terreur ; il est donc naturel qu’on ne se soit plus donné la peine et qu’on ne se soit plus soumis au danger de tracer sur son corps des images destinées à rester ignorées. Le tatouage devait fatalement tomber en désuétude, dès les temps préhistoriques, chez tous les peuples ayant pris l’habitude d’endosser des fourrures ou peaux, des chlamydes, toges, robes et chausses ; il ne pouvait se maintenir qu’à l’état de survivance, comme signe de caste ou de confrérie entre gens qui ne veulent pas révéler à tous l’association de laquelle ils font partie, comme passeport auprès d’amis lointains, ou comme attestation symbolique de quelque vœu de colère ou d’amour ; c’est ainsi qu’il s’est maintenu jusqu’à nos jours chez les Bosniaques du culte catholique, ainsi que chez les pèlerins de Loreto[1], peut-être parce que chez eux le tatouage conventionnel comprend toujours une croix[2]. Mais l’origine de cette coutume, bien plus ancienne que le Christ, se rattache aux religions de la nature ; on ne s’y soumet qu’avant le solstice du printemps et quand on est entré dans l’âge de la puberté.

En perdant son caractère de grand art, honoré de tous, pour devenir une pratique de mystère et même de vanité méprisable, le tatouage doit nécessairement s’avilir peu à peu et reprendre les formes rudimentaires de son début. Il n’est plus ce qu’il fut dans ses beaux jours, l’histoire de la race et la célébration joyeuse de son idéal[3]. Quand un individu commettait un acte jugé contraire à l’honneur, on barrait le tatouage par des marques de félonie. Les insulaires de Tobi (Lord North), dans l’archipel des Palaos, à peu de distance des Moluques, tatouent leurs prisonniers : c’est ainsi que graduellement se perdent le sens tribal et la religion du tatouage.

  1. Enrico Ferri, Notes manuscrites.
  2. Ciro Truhelka, Les Restes illyriens en Bosnie.
  3. Watke, Ausland, 1873, n° 4.