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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

Le sauvage veut conjurer la mort quand elle se présente en ennemie pour lui enlever des compagnons, des amis, des parents ; il l’invoque comme alliée, comme protectrice pour abattre l’animal qu’il poursuit, le fauve qui l’attaque ou l’adversaire haï. Ce sont les âmes des morts, sorties de tous les cadavres tombés autour de lui, qu’il sent, qu’il perçoit tourbillonnant dans l’air en un voisinage propice ou inquiétant, suivant l’état de paix ou de guerre qui prévaut dans la population. On voit ces âmes, on les entend si bien que, pour leur échapper, ceux qui les craignent cherchent à les égarer dans la forêt, fermant les chemins, déplaçant les cabanes, murant ou bloquant les portes, changeant de costume pour n’être point reconnus, abandonnant même l’ancien langage pour en parler un nouveau[1].

ornements sacrés des pirogues du village de likiliki (ile d’ualan, carolines), recueillis lors du voyage de La Coquille (1822-1825).

Parmi ces âmes en peine, il y en avait heureusement beaucoup qui arrivaient à se loger. Les parents du mort étaient souvent avertis en songe de l’endroit où s’était rendu le corps, de la transformation qu’il avait subie. Parfois ils entendaient sa voix dans un arbre et comprenaient qu’il s’y était réfugié ; d’autres se révélaient dans un animal de la forêt, qui avait pris la ressemblance de l’être disparu. Une transmigration des âmes s’accomplissant de la vie précédente en d’autres vies nouvelles, tout objet de la nature environnante, la roche ou la source, la plante ou la bête, pouvait devenir l’asile du fugitif. Une seule chose était certaine, la continuité de la vie, fait que les sauvages comprenaient d’ailleurs de la manière la plus simple ; sans

  1. Elie Reclus, Les Primitifs.