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l’homme et la terre. — milieux telluriques

Non certes, il faut une part d’obstacles pour solliciter un effort incessant ; si les difficultés sont trop grandes, l’espèce succombe, mais elle périt aussi là où l’accommodation au milieu s’accomplit trop facilement. La lutte est nécessaire, mais une lutte qui se mesure aux forces de l’homme et dont celui-ci puisse sortir triomphant.

En comparaison des montagnes aux vallons fermés, les steppes, les prairies sans fin, avec leurs faibles renflements du sol, leurs ravins sans profondeur, leurs rivières peu abondantes, leurs lagunes plates, sont par excellence le pays du libre parcours et de l’horizon illimité ; elles s’étendent au loin comme la mer, et comme sur la mer on peut s’y convaincre de la rondeur de la planète par la forme des objets qui se profilent au loin sur le ciel.

Nulle part on n’a plus la joie de l’espace que dans ces plaines sans bornes décrites avec tant de douceur et de tendresse par les Gogol et les Tourgeniev, chantées avec tant d’enthousiasme par les Petöfi. La terre, uniforme, grise, sans objet saillant qui arrête le regard, laisse l’imagination vaguer librement, et, dans ce monde illimité qui ne retient en aucun endroit la course de la pensée, on pourrait se croire un fils de l’air comme l’antilope ou comme l’oiseau. D’ailleurs le vent est toujours le grand monarque de ces régions basses : il y souffle comme sur la mer, emportant le sable, arrachant jusqu’au gazon. En maints endroits, le Mongol de la steppe s’empresse d’abattre sa tente de feutre dès que la tempête s’annonce : il sait d’avance qu’elle serait bientôt tordue et déchirée par les tourbillons de la rafale[1].

Libres d’aller et de venir au gré de leur fantaisie, les gens de la steppe ne s’éparpillent point pour cela au hasard ; mais, se conformant aux attractions locales des sources ou des fonds herbeux, ils se groupent volontiers en familles et en tribus suivant leurs affinités : la nécessité de l’entr’aide et l’appel spontané de l’homme à l’homme fondent des communautés, semblables aux troupeaux d’herbivores, associés maintenant à leur sort par la domestication. Mais les sources peuvent tarir ; les herbes, broutées jusqu’à la racine, ne fournissent plus de nourriture aux bêtes ; le gibier s’enfuit vers d’autres parages : il faut alors émigrer vers des régions plus favorablement situées, et peu à

  1. James Gilmour, More about the Mongols, p. 187.