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steppes et nomades

peu une sorte de rythme, réglé par les saisons, s’établit dans les allées et venues de la tribu. Les déplacements réguliers de pâturage en pâturage sont les seuls changements qui s’accomplissent dans la vie normale de l’Homme des Herbes.

La vie dans la plaine libre mais nue, sans arbres, sans variété d’aspects, reste donc trop monotone, trop une pour que les habitants de la steppe puissent se modifier et progresser spontanément sous l’influence du milieu. A moins de secousses violentes causées par les incursions d’étrangers, par de longues sécheresses des incendies ou d’autres événements qui les forcent à l’émigration, ils en restent au même degré de civilisation pendant une période indéfinie de siècles. Mais ces révolutions imprévues dans leur existence peuvent se produire soudain, et alors la population tout entière, avec enfants, femmes et vieillards, avec animaux et objets de campement, se déplace en bloc. L’exode est complet.

Des peuplades d’agriculteurs, vivant à l’écart les uns des autres, en des milieux divers, ici dans les vallons des montagnes, ailleurs sur les rivages des lacs, au bord des ruisseaux ou des clairières de forêts, ne pourraient se rassembler ainsi en armées immenses, et d’ailleurs elles seraient retenues par la force d’attraction de leurs intérêts locaux, par cet esprit conservateur qui s’est asservi toutes les sociétés agricoles. Mais des bergers nomades, unifiés par les occupations, les mœurs, le genre de vie, aussi bien que par l’aspect de la nature environnante, n’ont point de pareils liens à briser : accoutumés à la course à travers les steppes, ils peuvent se masser facilement ; ne laissant point de traînards derrière elle, une nation entière peut se grouper dans un seul plissement de la steppe.

Si des régions de la Terre, comme la plaine herbeuse, facilitent les déplacements, donnent même à l’homme l’instinct de migration, il est au contraire des lieux de résidence qui peuvent être considérés comme de véritables prisons, tant le domaine d’habitation se trouve brusquement limité. Telle est la forêt primitive, non pas la forêt qu’on aménage et qu’on transforme en parcs, avec allées, lieux de tir et champ de course, mais la selve dont l’homme a jusqu’à maintenant respecté les arbres géants, ancêtres mystérieux.