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l’homme et la terre. — milieux telluriques

La masse enchevêtrée des plantes tropicales, sombre, humide, moite, ne ressemble pas aux temples solennels des forêts septentrionales, aux hêtres, aux pins ou sapins espacés régulièrement. On n’y pénètre pas avec le même sentiment d’émotion religieuse, mais plutôt avec une sorte de terreur : le hallier, aux fûts pressés, entretordus de lianes, ne reçoit pas le visiteur en des allées naturelles au sol uni, parsemé de feuilles, tapissé de mousse, égayé de fleurettes. Si l’on quitte la piste étroite, tout est obstacle : le tronc, la racine, les cordes entremêlées des parasites. A peine quelque vague reflet de lumière descend du faîte dans le chaos des branches et des feuilles. A quarante mètres au-dessus du sol, la forêt s’épanouit peut-être en une nappe de fleurs éclatantes, et les oiseaux volent joyeusement dans l’air libre en rasant de l’aile les vagues arrondies de la mer de feuillage[1] tandis qu’en bas, dans l’obscurité profonde, l’homme chemine péniblement, en se heurtant contre les racines, à moins qu’il n’emprunte un sentier frayé par les éléphants ou les tapirs.

La forêt continue, la selve sans bornes, amazonienne, indienne ou congolaise, constitue sur la Terre l’élément conservateur par excellence : les peuplades s’y maintiennent, sans changements appréciables, dans leur état primitif, beaucoup mieux que les habitants des oasis, des montagnes ou des régions glacées, car le milieu ne se modifie autour d’elles qu’avec une extrême lenteur, et, pendant de longs siècles, elles peuvent vivre complètement à l’écart des autres hommes, grâce à l’obscurité qui les entoure et à la difficulté des chemins qui pénètrent dans leurs retraites[2].

C’est dans les forêts que l’on trouve encore, sinon des primitifs, du moins ceux qui se rapprochent le plus du type originaire, tel que nous essayons de le concevoir. En beaucoup de régions, les noms de « sauvages », « forestiers », « hommes des bois » — orang-utang — sont complètement synonymes. Que l’on supprime la forêt, la tribu disparaît par cela même, tant elle est dépendante de son milieu. « Qui tue un chêne, tue un Serbe », disait un proverbe de la Balkanie, alors que les villages du pays se cachaient encore en d’étroites vallées, sous l’ombre des grands arbres.

Vivant comme en cave, sous la tiédeur d’un air humide, les

  1. Marcos Jimenez de la Espada, Notes manuscrites.
  2. R. Green, Influence of the Forests in checking Invasions.