Page:Reclus - La grande famille, 1897.djvu/5

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école mutuelle du monde primitif, et, dans cette école, c’est le plus souvent l’animal qui est le véritable éducateur.

Les associations entre hommes et animaux embrassaient à ces époques premières un beaucoup plus grand nombre d’espèces qu’il n’en existe maintenant dans notre monde domestique. Geoffroy Saint-Hilaire en mentionnait 47, formant pour ainsi dire le cortège de l’homme ; mais combien d’espèces non énumérées par lui vécurent jadis dans l’intimité de leur frère dernier-venu ! Il ne compte point tous les compagnons de l’Indienne guarani, ni les serpents que le Denka du Nil appelle par leurs noms et avec lesquels ils partage le lait de ses vaches, ni les rhinocéros qui paissaient avec les autres bestiaux dans les prairies de l’Assam, ni les crocodiles du Sind que les artistes hindous décorent d’images religieuses. Les archéologues ont constaté de manière indubitable que les Égyptiens de l’ancien empire avaient dans leurs troupeaux d’animaux domestiques trois, même quatre espèces d’antilopes et un bouquetin, tous animaux qui, après avoir été associés à l’existence de l’homme, sont redevenus sauvages. Même les chiens hyénoïdes et les guépards avaient été transformés par les chasseurs en compagnons fidèles. Le Rig-Véda célèbre les pigeons messagers « plus rapides que la nue ». Il voit en eux des dieux et des déesses, demande qu’on leur dresse des holocaustes et qu’on verse pour eux des libations. Très certainement le récit mythique du déluge nous rappelle la science de nos premiers ancêtres dans l’art d’utiliser la vitesse du pigeon voyageur. C’est une colombe que Noé fit partir de l’arche pour explorer l’étendue des eaux, les terres émergées, et qui lui rapporta dans son bec le rameau d’olivier.

Telle que nous la pratiquons aujourd’hui, la domestication témoigne aussi à maints égards d’une véritable régression morale, car, loin d’améliorer les animaux, nous les avons enlaidis, avilis, corrompus. Nous avons pu, il est vrai, par le choix des sujets, augmenter dans l’animal telle ou telle qualité de force, d’adresse, de flair, de vitesse à la course, mais en notre rôle de carnassiers, nous avons eu pour préoccupation capitale d’augmenter les masses de viande et de graisse qui marchent à quatre pieds, de nous donner des magasins de chair ambulante qui se meuvent avec peine du fumier à l’abattoir. Pouvons-nous dire que le cochon vaille mieux que le sanglier ou la peureuse brebis mieux que l’intrépide mouflon ? Le grand art des éleveurs est de châtrer leurs bêtes ou de se procurer des hybrides qui ne peuvent se reproduire. Il dressent les chevaux « par le mors, le fouet et l’éperon », et se plaignent ensuite de ne pas leur trouver d’initiative intellectuelle. Même quand ils domestiquent les animaux dans les meilleures conditions, ils diminuent leur force de résistance aux maladies, leur puissance d’accommodation à de nouveaux milieux, en font des êtres artificiels, incapables de vivre spontanément dans la nature libre.

La corruption des espèces est déjà un grand mal ; mais la science des