Page:Reclus - La grande famille, 1897.djvu/6

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civilisés s’exerce aussi à l’extermination. On sait combien d’oiseaux les chasseurs européens ont détruit dans la Nouvelle-Zélande et l’Australie, à Madagascar et dans les archipels polaires, combien de morses et autres cétacés ont déjà disparu ! La baleine a fui nos mers tempérées, et bientôt on ne la retrouvera pas même entre les champs de glace de l’océan Arctique. Tous les grand animaux terrestres sont également menacés. On connaît le sort de l’autruche et du bison, on prévoit celui du rhinocéros, de l’hippopotame et de l’éléphant. Puisque la statistique évalue la production de l’ivoire éléphantin à 800 tonnes par an, c’est dire que les chasseurs tuent 40.000 éléphants, sans compter ceux qui, après avoir été blessés, s’en vont mourir au loin dans la brousse. Combien nous sommes loin des Cinghalais d’autrefois, pour lesquels la « dix-huitième science de l’homme était d’acquérir l’amitié d’un éléphant », loin des Assyriens de l’Inde qui donnaient deux brahmes pour compagnons au colosse apprivoisé afin qu’il apprît à pratiquer les vertus dignes de sa race ! Quel contraste entre les deux modes de civilisation j’eus l’occasion de voir un jour dans une plantation du Brésil ! Deux taureaux achetés à grands frais dans l’ancien monde faisaient l’orgueil du propriétaire. L’un, venu de Jersey, tirait sur une chaîne qui lui passait dans les naseaux, mugissant, fumant, creusant la terre de son sabot, pointant la corne, regardait son gardien d’un œil mauvais ; l’autre, zébu, importé de l’Inde, nous suivait comme un chien, implorant une caresse de son œil doux ! Nous, pauvres ignorants « civilisés », vivant en nos maisons closes, en dehors de la nature qui nous fait peur, parce que le soleil est trop chaud ou parce que le vent est trop froid, nous avons même complètement oublié le sens des fêtes que nous célébrons et qui toutes, à l’insu du christianisme lui-même, Noël, Pâques, Rogations et Toussaint, furent primitivement des fêtes de la nature. Connaissons-nous le sens des traditions qui placent le premier homme en un jardin de beauté, où il se promène librement avec tous les animaux, et qui font naître le « fils de l’Homme » sur un lit d’herbe des champs entre l’âne et le bœuf, les deux associés du laboureur ?

Et pourtant, quoique l’espace qui sépare l’humanité de ses frères animaux se soit élargi, et que notre action directe sur les espèces restées libres dans la nature sauvage ait diminué, il semble évident qu’au moins un progrès s’est accompli, grâce à l’association plus intime conclue avec ceux des animaux domestiques non destinés à notre alimentation. Certes, les chiens ont été aussi partiellement corrompues : la plupart d’entre eux, habitués à la schlague comme des soldats, sont devenus d’abominables êtres qui tremblent devant le fouet et rampent sous la parole menaçante du maître ; d’autres, que l’on exerce à la fureur deviennent ces bouledogues qui mordent les pauvres au mollet ou qui sautent à la gorge des esclaves ; d’autres encore, « les levrettes en panetot », contractent tous les vices de leurs maîtresses, la gourmandise, la