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Toujours est-il que la transsubstantiation qui, chez Saint Irénée n’était qu’une opinion encore confuse, devint conviction, chez Grégoire-le-Grand, puis certitude chez Paschas, Radbert et Béranger, et enfin dogme prouvé et archiprouvé pour Lamfranc, Innocent III et Saint-Thomas d’Aquin. Cette doctrine fut, elle est toujours, ce que le christianisme connait de plus sublime et de plus profond. On ne pouvait trop s’extasier. Quoi ! manger une pâte, c’est manger en même temps la viande et les os du Galiléen, fils de Marie, s’incorporer l’essence de la divinité ! D’un coup de langue, on avale l’Être suprême, on absorbe la Providence, la substance du mangeur et du mangé venant à se confondre. Dieu se perd dans l’organisme du pécheur, s’identifie à lui… Comment ne pas s’abîmer dans une contemplation béate, entrecoupée des cris d’une admiration contrite : « O altitudo ! altitudo ! »

Tout à coup surgit un géomètre tourangeau qui branla jusque dans ses fondements l’immense cathédrale gothique. Comment ? Par l’affirmation claire et résolue d’une irréconciliable opposition dans les propriétés de l’esprit et du corps. La science moderne est sortie tout entière de la proposition de Descartes que la matière est inséparable de l’étendue, qu’aucun corps ne peut être infini puisqu’ils sont tous liés aux lots de l’espace.

À vrai dire, la proposition était alors d’une périlleuse hardiesse. Duhamel et autres orthodoxes accusèrent d’impiété et de damnable hérésie le philosophe qui se mettait ainsi en contravention flagrante avec la doctrine de l’ubiquité acquise au corps de Christ, le philosophe assez osé pour nier que la matière du saint sacrifice est renfermée dans une petite boîte mais déborde la terre et les cieux ; pour nier qu’elle existe en même quantité dans un seul exemplaire et dans un million ; pour nier que sa moindre molécule soit aussi grande que son absolue totalité. Franchement on ne pouvait tolérer cette révolte. Aussi quoi qu’aient pu faire les cartésiens, Rome n’a point déserté son principe fondamental. Elle maintient toujours sans hésiter que la gaufrelette, mince comme papier, contient un homme, contient trois personnages divins.

D’ailleurs, elle ne pourrait accepter de modification sur ce point, sans se mettre en contradiction avec elle-même, sans déclarer mensongères ses affirmations mille fois imposées, dix mille fois répétées. Nombreuses sont les histoires dûment et