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angoisse, je vis naître au plein jour, par une journée humide et chaude, mon fils Jean.

Je l’aimai d’emblée. A la minute même de sa vie, que je sentais fragile.

Qu’il était peu de chose et humain ! Et dans mon cœur, quelle pitié ! Je crois pouvoir dire que tout l’amour paternel dépend de cet instant suprême où nous est révélée la vie en sa condition la plus pitoyable. C’est vraiment, durant plusieurs jours et des mois, l’infinie faiblesse du moribond.

Il avait les yeux imprégnés d’éclat nocturne, la bouche fine, et quelques jours après, bonne. Des mains admirablement belles. Ce fut une joie. Une joie forte et saine et vraie. Une secousse ressentie aux entrailles, comme si ma force, lasse et usée, eut repris nouveau ressort. La conscience de cet être qui va être, cet attachement subit et nécessaire, me domina entièrement. Et ne parlons pas ici de sacrifice ; le dévouement spontané qui naît au cœur à telle heure, est une chose subie, une loi de nécessité. On ne peut pas laisser éteindre la vie, et tout en le nouveau-né appelle secours. Après viendront les rêves et toutes les créations puissantes de son propre charme. La première heure, encore une fois, éveille l’âme, le premier cri crie pitié.

Ensuite, parut tout le cortège des ressemblances. Etait-ce en lui ? Etait-ce en moi ? La face de l’enfant est-elle un miroir changeant où se mirent et viennent vivre de mystérieuses souvenances ? Il nous rappela tour à tour l’image incertaine de saint Vincent de Paul, Talleyrand, un vieil oncle, ma sœur avant lui défunte, et ses deux grand’mères, et ses beaux yeux aussi ceux de mon père à sa fin, tel que je le vis malade, en cette même chambre où il mourut.

Ce premier mois de l’enfant, on le dit n’avoir point de révélations bien profondes, et non comparables aux surprises qui bientôt après vont venir. Celui de Jean me donna le souci calme et toujours présent de son souffle. La maison tout entière me