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II.

La maladie d’yeux du peintre Degas influença son œuvre,
de même la surdité de Beethoven.


Le génial doit avant tout posséder un cerveau qui dirige ses sens vers leur meilleur emploi, recueille les images, les classe, les coordonne, sinon sa mémoire est un capharnaüm où s’entassent confusément mille matériaux qu’il ne sait retrouver et utiliser au moment voulu.

Un intellectuel perd-il le sens nourricier de son génie, son cerveau n’ayant plus à emmagasiner des images, peut consacrer son énergie à ordonner, classer, associer celles qu’il a précédemment accumulées, et, de ce fait, ses productions en deviennent meilleures[1].

Le peintre Degas (1834-1917) en est un exemple frappant. Il changea sa facture et devint célèbre quand il fut atteint d’une maladie des yeux, qui s’aggrava lentement et aboutit à la cécité.

En une première phase, de 1854 à 1870, sa myopie en fait un dessinateur réaliste, qui délimite des contours minutieux et fins à l’exemple d’Ingres, et note avec vérité et délicatesse des harmonies grises. Vers 1871, il commence à éprouver une gêne de la vision ; (Daniel Halévy) par irido-choroïdite d’origine vraisemblablement spécifique. Il avoue à son ami Thiébaut Sisson que les images se font moins claires, les effets de lumière se perçoivent plus troubles, et la rétine ne réagit plus que faiblement à la couleur.

« Il avait de longtemps, pris l’habitude, le soir, de réfléchir à ses études de la journée, de les comparer, d’en détruire un bon nombre. Quand l’obscurité s’étendit sur sa vue, il se détacha davantage des soucis de la vie, il vécut surtout des visions qu’il avait emmagasinées en son esprit, car il avait une mémoire de l’œil étonnante, ce peintre qui a tracé de souvenir une image fidèle du plafond de la galerie d’Apollon au Louvre. C’est ainsi qu’il a réfléchi longtemps à l’essence des mouvements, à ce qui les caractérise » (Thiébaut-Sisson).

Sa technique change. Pour apprécier son modèle, il s’aide de ses doigts, il le touche, il le palpe dans l’ombre. Puis l’obscurité augmentant toujours pour lui, il se sert des visions qu’il a emmagasinées en sa mémoire, arrivant encore à les reproduire[2]. Sa maladie modifie son but, sa technique, son idéal.

  1. Il faut, évidemment, qu’il conserve le moyen de s’exprimer. Un musicien sourd peut toujours composer en écrivant ses notes. Un peintre atteint d’une maladie d’yeux, peut ne point voir assez pour bien observer, mais voit suffisamment pour faire des toiles. Des sculpteurs devenus aveugles ont continué leur profession en s’aidant du sens du tact, et sont même arrivés à faire des portraits ressemblants (Arréat). Mais pour eux leur production ne peut s’améliorer du fait de la suppléance de la vue par le tact.
  2. Thiebaut-Sisson, Feuilleton artistique du Temps, 18 mai 1918. H. Hertz. Degas, Paris. 1920 — Daniel Halévy. L’Illustration, 1924, 26 avril, p. 389. — Louis Gillet Revue des Deux-Mondes, 15 avril 1924, p. 866.