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tat du voyage de la veille sous un soleil de feu, et chacun parut se contenter de l’explication.

Je craignais qu’au sortir de table on ne m’envoyât aux champs conduire un cheval ou faire quelque ouvrage en compagnie d’un homme de la ferme qui ne donnerait que trop tôt l’éveil si je décampais ; heureusement, ce jour-là, on ne me donna rien à faire.

Profitant de ma liberté, j’allais chercher mon sloop avec lequel je m’amusais quelquefois, quand j’en avais le temps. Plusieurs de mes camarades possédaient aussi des sloops, des schooners ou des bricks, et nous avions l’habitude d’organiser des régates sur l’étang du parc. C’était un samedi ; il n’y avait point d’école ce jour-là, et je savais qu’après leur déjeuner plusieurs de mes camarades se rendraient certainement à la pièce d’eau. J’avais donc une excellente raison d’y aller moi-même. Je traversai la cour de la ferme portant mon sloop avec ostentation, et je pris le chemin du parc. J’y entrai et me dirigeai vers l’étang, où comme je l’avais conjecturé, plusieurs garçons étaient déjà réunis, en train de faire naviguer leurs petits navires.

« Oh ! pensais-je, si je leur communiquais mes intentions, s’ils pouvaient seulement les soupçonner, quelle émotion et quel tumulte ! »

Ils m’accueillirent avec empressement et parurent joyeux de me revoir. C’est que, dans les derniers temps, les travaux de la ferme ne m’avaient pas souvent permis de m’associer à leurs jeux, ce qu’ils regrettaient pour la plupart, j’en suis-convaincu.

Néanmoins je ne restai avec eux que le temps nécessaire à la petite flotte pour faire un voyage à travers le lac, régate en miniature dans laquelle mon sloop fut vainqueur ; puis, le mettant sous mon bras, je dis adieu à tous et les quittai. Ils s’étonnèrent de me voir partir si tôt ; mais je leur donnai une excuse quelconque, qui les satisfit.

Au moment de franchir le mur du parc, je jetai un dernier regard sur mes compagnons d’enfance, et, à la pensée que je m’éloignais d’eux pour toujours, mes yeux se remplirent de larmes.

Je rampai le long du mur et me trouvai bientôt sur la grande route qui conduit de notre village au port. Je ne fis que la traverser pour gagner un petit chemin qui courait sous bois dans une direction parallèle. Mon but était de passer inaperçu. En suivant la grande route, je pouvais rencontrer quelqu’un du village qui dirait m’avoir vu en indiquant quelle direction j’avais prise.

Je ne pouvais deviner à quelle heure le navire lèverait l’ancre ; cette incertitude m’avait inquiété toute la matinée. Je craignais d’arriver trop tôt, ce qui laisserait aux gens de la ferme le temps de courir après moi et de me rejoindre avant qu’on eût mis à la voile. D’autre part, j’avais peur d’arriver trop tard et de trouver le navire parti. C’eût été pour moi un tel désappointement que j’aurais certainement préféré être repris, ramené à la maison et fustigé. Je n’avais pas d’autre inquiétude, car l’idée ne me vint pas qu’on pût refuser mes services. J’avais oublié que j’étais un tout petit garçon, et la grandeur de mes desseins m’avait élevé dans ma propre estime jusqu’aux proportions d’un homme fait.

Je traversai les bois d’un bout à l’autre, sans rencontrer ni forestier, ni garde-chasse. Il me fallut ensuite prendre à travers champs. J’étais ainsi à une certaine distance de la route, et je craignais moins de me croiser avec quelqu’un de connaissance.

À la fin, j’aperçus les hauts clochers de la ville qui me guidèrent dans la bonne direction.

Après avoir sauté nombre de fossés et enjambé pas mal de haies, faisant incursion par-ci par-là sur des chemins privés, afin de raccourcir la distance, j’arrivai aux faubourgs de la ville. Sans m’arrêter un instant, j’enfilai les rues et finis par en trouver une qui menait au quai. Mon cœur battit avec force quand m’apparurent les grands mâts des navires et que mes yeux s’arrêtèrent sur le plus grand de tous, qui montrait son pavillon hissé jusqu’à la pomme et flottant glorieusement au souffle de la brise.

Sans rien voir autre chose, je m’avançai à grands pas sur la large planche qui conduisait à l’Inca. Je traversai le passavant et me trouvai sur le pont. Je m’étais arrêté près de la grande écoutille où cinq ou six matelots travaillaient au chargement du navire. Ils descendaient dans la cale, au moyen d’un palan, les caisses et les barils amoncelés en pile sur le pont. Tous étaient en manches de chemise, vêtus de vareuses de Guernesey avec de larges pantalons de toile souillés de graisse et de goudron. Près d’eux se tenait un individu en jaquette et en pantalon bleus que