Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/641

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causés par les calmes des régions tropicales et les tempêtes du cap Horn, si connu parmi les marins pour ses vents variables, sans parler d’autres obstacles qui pouvaient prolonger le voyage au delà de six mois.

C’est sous le coup de ces appréhensions que je procédai à l’examen de mes ressources. Rien de plus simple, je n’avais qu’à compter les biscuits ; je pouvais vivre avec deux par jour, quoique je ne dusse probablement guère engraisser à un pareil régime. À la rigueur, un seul biscuit par jour, ou moins encore, suffisait pour me soutenir, et je me promis de les économiser autant que possible.

Je sus bien vite le nombre de mes biscuits ; mais j’aurais pu le connaître sans prendre la peine de les compter. En effet, la caisse avait environ trois pieds de long, deux de large et un de profondeur ; d’autre part, chaque biscuit présentait en moyenne six pouces de diamètre et trois quarts de pouce d’épaisseur ; donc, il en devait tenir exactement 32 douzaines dans la caisse. Mais ce n’était pas une peine de le compter, j’y prenais un vrai plaisir. Je les retirai donc de la caisse et trouvai les 32 douzaines moins huit, dont il m’était facile d’expliquer l’absence. 32 douzaines faisaient 384 biscuits, et 376 en retranchant les 8 que j’avais mangés. À raison de deux biscuits par jour, j’en avais pour 188 jours, ou un peu plus de six mois ; mais, craignant que le voyage ne se prolongeât, il me parut prudent de réduire ma ration quotidienne à moins de deux biscuits.

« Mais, pensai-je, s’il y avait une autre caisse de biscuit derrière celle que je viens de vider, je serais assuré contre la disette et délivré de toute inquiétude pour l’avenir. »

Était-ce impossible ? non, certainement. Il est vrai que, dans l’arrimage des navires, on n’a qu’une chose en vue : placer les caisses, balles ou barils de façon qu’ils remplissent exactement un espace donné. On ne s’occupe donc que de la forme et du volume des colis sans s’inquiéter de ce qu’ils contiennent, d’où il suit que les marchandises les plus variées peuvent se trouver empilées les unes sur les autres. Je savais cela ; mais il se pouvait néanmoins que deux caisses de biscuits se trouvassent côte à côte.

Comment pouvais-je m’en assurer ? Impossible de contourner celle que je venais de vider ; impossible également de passer au-dessus ou par-dessous, puisqu’elle obstruait entièrement le passage par lequel je m’étais introduit.

« Ah ! m’écriai-je, frappé d’une idée subite, je vais passer à travers ! »

C’était assez faisable. La planche que j’avais déjà enlevée et qui faisait partie du couvercle, laissait une ouverture suffisante pour que je pusse y pénétrer ; rien de plus facile, par conséquent, que de m’y introduire et de pratiquer sur le fond une large entaille qui me permettrait d’explorer ce qui se trouvait derrière. Je me mis à l’œuvre aussitôt ; j’élargis l’ouverture du couvercle pour pouvoir travailler plus à mon aise et j’attaquai le fond avec mon couteau. Le sapin m’offrait très peu de résistance ; mais j’avais à peine commencé qu’il me vint une autre idée. Je venais de m’apercevoir que les planches du fond n’étaient que clouées ; un maillet ou un marteau m’aurait suffi pour les faire sauter. Je n’avais, il est vrai, ni l’un ni l’autre ; mais je pouvais, à la rigueur, les remplacer par mes talons. Me plaçant dans une position horizontale, et, prenant un point d’appui avec les mains sur la varangue, je lançai sur le fond de la caisse une telle volée de coups de pied, que l’une des planches s’écarta, mais en partie seulement, retenue quelle était par un corps résistant placé tout contre. Je me retournai pour constater à quel résultat j’étais arrivé. Je trouvai la planche déclouée, mais toujours en place et m’empêchant, par suite, de tâter ce qu’il y avait derrière. En employant toute ma force, je parvins à la repousser de côté, puis en bas, et j’obtins ainsi une ouverture assez grande pour y introduire la main.

Derrière ma caisse à biscuits que je venais de briser, je rencontrai une caisse d’emballage assez semblable, mais dont il restait à déterminer le contenu. C’était facile. Après de nouveaux efforts, je réussis à abaisser horizontalement la planche détachée, de façon qu’elle ne me fit plus obstacle. La seconde caisse était à peine à deux pouces de la première. Armé de mon couteau, j’y eus bientôt fait brèche. Hélas ! quel désappointement ! J’y trouvai des étoffes de laine, drap grossier ou couvertures, si fortement pressées qu’elles offraient au toucher la dureté du bois. Il n’y avait point de biscuits ; force m’était donc de me rationner et de tirer le meilleur parti possible des provisions que je possédais déjà.