Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/647

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

cette dernière en trois parties égales, ce qui exigea toute l’habileté de mes doigts, vu qu’il est infiniment plus difficile de partager une corde en trois qu’en deux. J’y parvins après un certain temps. J’avais pour but d’obtenir trois longueurs de quatre pouces chacune, afin de n’avoir plus qu’à les diviser une première fois en deux, puis une seconde fois de la même manière, pour arriver exactement à la mesure du pouce.

Je possédais maintenant les éléments nécessaires à la graduation de ma baguette ; je me mis aussitôt en devoir d’y procéder. Cela me prit beaucoup de temps et m’obligea à une grande précaution ; mais je fus récompensé de ma peine par la possession d’une mesure de longueur sur laquelle je pouvais compter, même pour la solution d’un problème qui était pour moi une question de vie ou de mort.

Le problème fut bientôt résolu. Après avoir mesuré les diamètres, j’en pris la moyenne que je réduisis en mesure de surface par le procédé ordinaire (multipliant par 8 et divisant par 10) ; j’obtins ainsi la base d’un cylindre creux égal à la troncature d’un cône de même altitude ; enfin, en multipliant ce résultat par la longueur, je trouvai le volume intérieur ou la capacité de ma futaille.

Quand elle était pleine, elle contenait, d’après mes calculs, environ 108 gallons.

Le résultat était donc satisfaisant ; à supposer que le contenu fut réduit à 80 gallons, cela me donnait encore un demi-gallon par jour pendant 160 jours et un quart de gallon pendant 320 jours, presque une année entière. C’est plus de temps qu’il n’en faut pour faire le tour du monde. Je résolus seulement de me contenter d’un quart de gallon par jour. À ce compte, ma provision devait amplement me suffire.

J’avais davantage à redouter le manque de vivres ; je me sentais néanmoins assez rassuré à cet égard, décidé que j’étais à me rationner le plus possible.

Ainsi j’étais sûr désormais de ne mourir ni de faim ni de soif, et j’espérais que la Providence, qui m’assistait si visiblement à l’heure actuelle, ne m’abandonnerait pas dans l’avenir.

Je restai plusieurs jours sous cette impression favorable. Malgré les ennuis de ma captivité, dont les heures me semblaient si longues, je la supportais assez bien ; quelquefois, pour tuer le temps, je m’amusais à compter non seulement les heures, mais les minutes et les secondes, car j’avais ma montre dont le joyeux battement me tenait compagnie. Il me semblait plus sonore que jamais, et il l’était réellement grâce à la résonance des parois de ma cellule. J’avais bien soin de la remonter avant qu’elle eût déroulé toute sa chaîne, de peur qu’en s’arrêtant elle ne dérangeât mes calculs. Ce n’est pas que je désirasse savoir l’heure : cela m’importait peu ; le soleil ne laissant jamais pénétrer un seul de ses rayons dans ma sombre demeure, la nuit et le jour étaient tout un pour moi, et pourtant je pouvais les distinguer.

Mais, direz-vous, comment faisiez-vous donc pour y parvenir, puisque vous viviez sans cesse dans les ténèbres ? C’est que toute ma vie j’avais eu l’habitude de me lever à six heures et de me coucher à dix. C’était la règle chez mon père comme chez mon oncle, et ce dernier me l’imposait avec rigueur. Il en résultait que, vers dix heures du soir, j’avais envie de dormir ; l’habitude en était si bien prise que je la conservai malgré le changement de circonstances. Je m’en aperçus bien vite ; le besoin de sommeil revenait à heure fixe, et, chaque fois que je l’éprouvai, j’en conclus qu’il était dix heures du soir. J’avais également remarqué, en consultant ma montre que mon sommeil durait huit heures ; je devais donc me réveiller vers six heures du matin et ma montre fut réglée en conséquence. Vous voyez donc bien que je pouvais distinguer la nuit du jour. Certes, cela ne m’avançait pas à grand’chose ; il m’importait cependant de savoir quand une période de vingt-quatre heures s’était écoulée, car c’était le seul moyen que j’eusse pour me rendre compte de la marche du navire. Je comptais donc les heures avec un soin tout particulier, et, quand la petite aiguille avait fait deux fois le tour du cadran, je faisais une nouvelle coche à un morceau de bois destiné spécialement à cet usage. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle exactitude rigoureuse je tenais mon calendrier. Malheureusement, je ne l’avais pas commencé dans la première période de mon séjour à bord ; toutefois j’estimai cette période à quatre jours, et mon évaluation se trouva correcte.

Chose singulière, je souffrais surtout de l’obscurité. J avais d’abord souffert du manque d’espace et de la durcie des planches qui me servaient de lit, mais j’avais fini par m’y ha-