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CHAPITRE XV
ENFIN JE PUIS DORMIR


Je dormis en effet douze heures, mais non sans faire d’horribles rêves. J’eus encore de terribles assauts à soutenir contre les rats et les crabes. Aussi mon sommeil fut-il loin d’être réparateur malgré sa longue durée ; mais j’eus à mon réveil l’immense satisfaction de constater que mes odieux visiteurs n’étaient pas revenus et que mes défenses n’avaient éprouvé aucun dommage.

Pendant plusieurs jours je me sentis comparativement à l’aise ; je ne redoutais plus rien des rats, quoique je les susse encore près de moi.

Je souffrais beaucoup d’être ainsi renfermé ; la chaleur était excessive. Le moindre courant d’air ne pouvant pénétrer dans mon appartement, je me sentais parfois comme dans un four. Nous voguions très probablement sous l’équateur, ou, en tout cas, dans les régions tropicales, ce qui expliquait le calme de l’atmosphère ; à ces latitudes, les tempêtes sont bien plus rares que dans les zones tempérées. Une fois, pourtant, nous y éprouvâmes un ouragan qui dura un jour et une nuit. Il fut suivi, comme d’habitude, d’une forte houle, pendant laquelle le navire fut terriblement ballotté. Cette fois, je n’eus pas le mal de mer ; mais, comme je n’avais rien pour me retenir, je fus roulé en tous sens dans ma petite cabine, tantôt lancé la tête la première sur le tonneau, tantôt rejeté contre le flanc du navire, de sorte que tout mon corps était aussi meurtri que si j’avais reçu la bastonnade. Le tangage faisait osciller les colis qui s’entrechoquaient par intervalles, et il relâchait mes tampons qui finissaient par tomber. Dans la crainte d’une nouvelle invasion, il me fallut donc, tout le temps que dura la tempête, calfeutrer à nouveau les crevasses de ma cabine.

Deux nouvelles semaines s’écoulèrent de la sorte, d’après les indications de mon calendrier ; sans cela je les aurais prises pour des mois, tant elles me parurent longues.

Pendant cette période, j’observai rigoureusement la règle que je m’étais imposée relativement à ma nourriture. Quoique j’eusse pu bien souvent consommer à un seul repas les provisions d’une semaine entière, je n’excédai jamais ma ration. Mais que d’efforts il m’avait fallu faire pour me résoudre à pareille abstinence ! Ce n’était pas sans regret que je déposais chaque jour sur la petite tablette le demi-biscuit que je destinais au repas suivant et qui semblait s’attacher à mes doigts. Aussi me félicitais-je d’avoir lutté bravement contre les exigences d’une faim pressante, excepté le jour où je consommai quatre biscuits au même repas. Je n’avais jamais souffert de la soif, car ma ration d’eau était plus que suffisante, et bien souvent je ne l’absorbais même pas tout entière.

La provision de biscuits que j’avais déposée dans ma cellule avant de me barricader touchait à sa fin. J’en étais content ; c’était une preuve que deux semaines s’étaient écoulées, puisque, d’après mes calculs, je m’étais approvisionné pour ce laps de temps. Il me fallait maintenant retourner à mon office pour y chercher un nouveau stock. Comme j’allais procéder à cette opération, une appréhension singulière me traversa l’esprit aussi subitement que si une flèche m’avait percé le cœur. C’était le pressentiment d’un grand malheur ou plutôt l’effroi causé par un bruit extérieur et que j’attribuai comme de coutume à mes voisins les rats. Presque continuellement des bruits semblables m’arrivaient du dehors ; mais aucun ne m’avait impressionné comme celui-ci, car il semblait provenir de la caisse à biscuits.